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Full text of "Le coeur des pauvres : contes pour les enfants"

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U  d7of  OTTAWA 
39003003497889 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lecoeurdespauvreOOde 


* 


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EUGÈNE    DEMOLDER 


Le 

Cœur  des  Pauvres 

CONTES    POUR    LES    ENFANTS 

ILLUSTRÉS      PAR 

COUTURIER 


SOCIETE 

DV 

MERCVRE    DE     FRANCE 

RVE     DE     L'ÉCHAVDÈ-SAINT-GBRMAIN,    XV 

PARIS 


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LE  COEUR  DES  PAUVRES 


DU  MEME   AUTEUR 


La  Route  d'Emeraude,  roman 1  vol. 

Les  Patins  de  la  Reine  de  Hollande,  roman  ....      1  vol. 

La  Légende  d'Yperdamme,  avec  une  couverture  et 
neuf  dessins  d'Etienne  Morannes,  un  frontispice, 
un  dessin  hors  texte,  une  étude  et  trois  vignettes 
de  Félicien  Rops 1  vol. 

Le  Royaume  authentique  du  grand  Saint  Nicolas, 
avec  couverture  à  l'aquarelle,  frontispice  et  trente 
croquis  de  Félicien  Rops,  et  cinq  dessins  d'Etienne 
Morannes  (pour  les  Enfants) 1  vol. 

Quatuor,  avec  une  couverture  et  trois  croquis  de 
Félicien  Rops,  et  treize  ornementations  d'Etienne 
Morannes 1  vol. 

Sous  la  Robe,  avec  une  couverture  et  seize  ornemen- 
tations d'Etienne  Morannes 1  vol. 

La  Mort  aux  Berceaux,  noël  en  un  acte,  avec  une 
couverture  et  trois  ornementations  d'Etienne 
Morannes 1  vol. 


EUGENE   DEMOLDER 


Le 


Cœur  des  Pauvres 


CO.XTES  POUR  LES  ENFANTS 


ILLUSTRES     PAR      COUTURIER 


TROISIEME     EDITION 


PARIS 

SOCIÉTÉ    DV    MERCVRE    DE    FRANCE 


XV,     RVE    DE    L  ECHAVDE-SAINT-GERMAIN,     XV 


IL    A    ÉTÉ    TIRÉ    DE    CET    OUVRAGE  '. 

Trois  exemplaires  sur  Japon  impérial,  numérotés  de  1  à  3, 
et  trais  exemplaires  sur  Hollande,  numérotes  de  i  à  6. 


JUSTIFICATION    DU    TIRAGE  : 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays. 
\  compris  la  Suéde,  la  Norvège  et  le  Danemark. 


M 

Mol 

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A    MES    NIÈCES    CHÉRIES 

JEANNE    et   MARGUERITE   LOIN 


PRÉFACE 


A  vous  qui  prenez  les  chemins  de  la  vie,  en- 
fants, s'adressent  ces  contes.  Vos  regards  sont 
faits  d'innocence,  comme  vos  chairs  sont  formées 
de  lait.  Tout  est  pur  en  vous,  tout  est  chaste, 
divin.  Vos  âmes  sont  fraîches  ainsi  que  les 
sources,  pures  ainsi  que  le  ciel  sans  nuages,  et 
pleines  d'espoir  ainsi  que  les  premiers  rayons  du 
soleil.  L'existence  humaine  s'ouvre:  et  vous  allez, 
mes  doux  troupeaux  aux  prunelles  claires,  comme 
les  cortèges  qui  se  mettent  en  marche  aux  sons  des 
orchestres  qui  s'animent  :  la  fatigue  n'a  point  en- 
core rompu  vos  jarrets,  la  désillusion  n'a  pas 
séché  votre  cervelle,  vous  ne  voyez  devant  vous 
que  la  fête! 

Mais  tandis  que  vos    cœurs  sont   encore  mal- 


12  LE    ctEUR    DES    PAUVRES 


léables,  qu'aucun  durillon  ne  les  marque,  lais- 
sez-moi essayer  d'y  mettre  une  empreinte  très 
douce. 

Vous  rencontrerez  des  gens  hâves  et  vêtus  de 
guenilles.  Ils  se  glissent  dans  les  villes,  dans  les 
villages,  ou  le  long  des  longues  routes;  ils 
entrent  dans  les  usines,  ils  en  sortent  par  des 
soirs  tristes,  et  sont  alors  souvent  noirs  comme 
la  nuit;  ils  habitent  des  masures  couvertes  de 
chaume  ou  des  cités  sinistres,  quand  ils  ne  logent 
pas  dans  des  briqueteries,  des  hôpitaux  ou  des 
prisons. 

Ce  sont  les  pauvres. 

Trop  souvent  les  riches  et  les  bourgeois  les 
méprisent  ou  en  ont  peur.  On  les  a  trop  appelés  : 
tantôt  des  manants,  tantôt  des  prolétaires. 

Ce  sont  des  Hommes. 

El  vous,  les  jeunes,  qui  êtes  sans  haine  et  sans 
futile  crainte,  allez  aux  Pauvres:  vous  sentirez 
davantage  la  grande  âme  humaine  que  le  Drstm 
a  fait  s'épanouir  sur  le  monde,  comme  la  nui/, 
quand  il  est  triste  et  noir,  on  entend  mieux 
l'Univers. 


13 


ils  ne  sont  pas  méchants,  les  Pauvres,  ils  ne 
sont  pas  vils.  Je  les  ai  fréquentés,  je  les  ai  bien 
connus.  Et  c'est  pour  que  vous  les  aimiez  comme 
je  les  aime  que  j'ai  écrit  ces  contes,  que  je  vous 
offre 

J'y  narre,  oh  !  sans  prétention,  sans  grande 
pli  rase  —  simplement,  comme  si  je  tenais  V  un  de 
vous  sur  mes  genoux  —  des  histoires  vèridiques, 
non  pas  imaginées,  mais  prises  dans  la  vie  des 
Pauvres:  et  je  tache  d'y  montrer  leur  Cœur. 


LES  PETITS  MÉTIERS  DE  ZELIE 

A  ma  petite  amie  Denise  Frison. 


*4  !3£ 


Les  petits  métiers  de  Zélie. 


Tous  les  vendredis  Madame  Chalumeau,  la 
marchande  de  poissons,  arrêtait  sa  charrette 
verte  sous  les  fenêtres  aux  écussons  armoriés 
de  la  grande  couturière. 

Comme  elle  avait  la  voix  cassée,  c'était  Zélie, 
sa  gamine,  une  petite  fille  noire  comme  une 
botte  et  guère  plus  haute,  qui  criait  la  marchan- 
dise. 

Enrouée  ainsi  qu'un  jeune  coq  à  son  premier 
coquerico  la  fillette  chantait  : 

—  La   raie  !    La    raie  !    La    raie  toute  en  vie  ! 
Et  sur  un  ton  plus  grave  : 

—  A  la  moule  !  A  la  moule  !  A  là  moule  ! 
Elle  finissait,  s'égosillant  sur  un  air  très  aigu  : 

—  Il  arrive,  el'  brillant  maquereau  ! 


20 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Puis  elle  jetait  un  regard  vers  les  lettres  do- 
rées du  balcon  qui  annonçaient  à  la  clientèle 
que  «  Fanfreluchon  Sœurs  »  fournissaient  plu- 
sieurs Cours  de  robes  et  manteaux. 

Rarement  l'attente  de  Zélie  était  déçue.  Et  sa 
mine  fûtée  s'éclairait  d'un  sourire  lorsque,  le 
fin  rideau  soulevé,  elle  voyait  apparaître,  dans 
un  nuage  de  mousseline  de  soie,  la  tête  bien 
coiffée  de  la  brune  ou  de  la  blonde  mademoi- 
selle Fanfreluchon. 

La  couturière,  après  avoir  constaté  d'un  re- 
gard la  fraîcheur  de  la  marée,  faisait  un  petit 
signe  qui  voulait  dire  :  «  On  vient  !  »  Cinq  mi- 
nutes plus  tard,  Mademoiselle  Amanda,  la  cui- 
sinière, descendait  dans  la  rue  avec  un  panier. 
D'une  main  preste  elle  soupesait  les  poissons, 
ouvrait  leurs  ouïes  rouges,  les  flairait  de  son 
nez  en  trompette.  Pour  le  prix  on  s'arrangeait 
vite  :  que  n'eût  fait  la  marchande  pour  une  telle 
pratique  !  Après  avoir  vidé  avec  soin  leurs  ven- 
tres, Madame  Chalumeau  mettait  les  poissons 
vendus  dans  une  corbeille,  et  Zélie  (la  petite 
noiraude  qui  criait  la  raie,  la  moule  et  le  ma- 
quereau) les  montait  à  la  cuisine  :  car  l'harengère 
ne  supportail  pas  (pie  Mademoiselle  Amanda 
empuantit  son  panier  ! 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  21 

D'ailleurs,  Zélie  ne  se  faisait  pas  prier  pour  esca- 
lader l'escalier  de  service  !  Elle  était  fière  quand 
elle  frôlait  une  ouvrière  dans  les  couloirs,  et 
heureuse  si,  en  un  coin  d'atelier  ouvert,  elle 
pouvait  glisser  son  nez  de  furet  pour  voir  «  la 
belle  ouvrage  ».  Parfois  elle  s'attardait  à  causer 
avec  une  apprentie.  Au  retour,  ça  lui  valait  une 
gifle  de  sa  mère. 

Ah!  la  maison  Fanfreluchon  donnait  envie  à  la 
gamine.  Déjà,  elle  avait  interrogé  Adrienne, 
l'apprentie  couturière,  sur  la  manière  d'arriver  à 
une  position  semblable  à  la  sienne. 

—  Il  faudrait  que  ta  maman  vienne  parler  à 
ces  dames,  dit  Adrienne.  Mais  tu  es  peut-être 
un  peu  petite.  Quel  âge  as-tu  ? 

- —  Douze  ans. 

—  Tu  ne  représentes  guère.  C'est  malheu- 
reux !  Regarde  donc  moi  :  je  n'ai  que  six  mois 
de  plus  et  tu  me  viens  à  l'épaule  ! 

Zélie  vexée  s'approcha  de  l'autre  sur  la  pointe 
des  pieds  pour  paraître  plus  grande  : 

—  J'arrive  à  ton  oreille,  dit-elle. 

—  Et  puis,  continua  Adrienne,  pour  te  pré- 
senter il  te  faudrait  une  robe  propre  et  un  cha- 
peau. C'est  une  grande  maison!  Les  ouvrières 
n'y  viennent  pas  travailler  en   cheveux  !    Dans 


LE    CŒUIl    DES    PAUVRES 


les  premiers  mois  tu  ferais  les  rassortiments 
pour  les  rubans  et  la  mercerie.  Moi  j'aime  ça: 
on  se  promène.  Si  tu  entrais  à  l'atelier,  on  y 
fait  les  poches,  on  fronce  les  «  balayeuses  »! 
Le  soir  il  faut  ranger.  Ça,  c'est  ennuyeux!  Et 
puis  le  matin  on  ramasse  les  épingles:  une  vraie 
scie  !  Mais  on  gagne  vite  :  j'ai  vingt  sous  par  jour. 

Ces  confidences  exaltèrent  Zélie. 

Un  jour,  sur  sa  demande,  Adrienne  lui  fit 
voir  par  la  porte  entrebâillée  l'intérieur  de  l'a- 
telier des  «  jupes  »,  le  sien.  Adrienne  avait  le 
plus  grand  mépris  pour  celui  des  «  corsages  ». 
Les  yeux  de  Zélie  s'emplirent  des  étoffes  lamées 
d'or,  des  velours  et  fourrures,  des  draps  clairs 
bordés  de  bouquets  qu'on  aurait  cru  pouvoir 
cueillir  avec  la  main,  des  volants  soyeux:  tout 
cela  était  étalé  sur  les  tables  ou  présenté  sur 
des  dames  sans  tête. 

—  Les  mannequins,  expliqua  Adrienne. 

Vingt  jeunes  filles,  assises  ou  debout,  plis- 
saient, coupaient,  mêlaient,  festonnaient  ces 
étoffes.  Elles  étaient  joliment  coiffées  :  Zélie 
pour  la  première  fois  rougit  de  sa  perruque  de 
garçon. 

Elle  se  sauva.  Mais  c'en  était  fail  de  son  re- 
pos. La  gamine  avait  la  vocation! 


LES    PETITS    MKT1ERS    DE    ZELIE  2H 


Le  soir  elle  déclara  à  sa  maman  devant  ses 
petites  sœurs  étonnées,  quelle  voulait  entrer  en 
apprentissage. 

Pour  obtenir  le  consentement  du  père,  un 
égoutier  qui  revenait  de   l'ouvrage,  elle  ajouta: 

—  Dans  six  mois  je  gagnerai  beaucoup  d'ar- 
gent. 

Ce  fut  convenu. 

Le  lendemain ,  aussitôt  sa  balladeuse  re- 
misée. Madame  Chalumeau  fit  un  bout  de  toi- 
lette pour  aller  présenter  sa  fille  chez  les  dames 
Fanfreluchon.  Elle  mit  une  robe  noire,  et  sur  sa 
tête  un  fichu  de  laine  blanche.  Elle  s'inonda 
d'eau  de  Cologne,  se  versant  dans  le  cou,  sur 
les  épaules,  les  mains,  les  joues,  le  contenu 
d'une  petite  bouteille  de  treize  sous,  achetée  au 
bazar.  Puis  elle  passa  le  flacon  à  Zélie,  qui  s'ad- 
ministra les  dernières  gouttes  et  détacha  la  fa- 
veur rose  du  bouchon  afin  de  s'en  nouer  une 
mèche  de  cheveux  au  sommet  de  la  tète. 

La  fillette  se  vêtit  de  sa  robe  des  dimanches, 
se  laça  des  souliers  neufs  qui  craquaient  :  elle 
se  trouva  très  belle,  grandie  de  la  hauteur  de 
ses  talons  par  en  bas  et  de  l'envolée  des  ailes 
de  son  chapeau  par  en  haut  ! 

Quand  elle  eut  passé  avec  sa  mère  la  loge  du 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


concierge  chez  les  belles  couturières,  Zélie  s'a- 
perçut que  l'eau  de  Cologne  ne  sentait  plus  rien 
du  tout,  même  en  flairant  de  près.  L'enfant 
constata  même  qu'une  forte  odeur  de  poisson 
planait  dans  l'escalier:  elle  eut  honte. 

Mais  déjà  Madame  Chalumeau,  arrivée  au  pa- 
lier des  Fanfreluchon,  lisait  sur  la  porte  :  Tour- 
nez le  bouton,  S.  V.  P. 

lue  demoiselle,  glissant  sur  la  pointe  de  ses 
fins  souliers,  reçut  les  visiteuses  dans  l'anti- 
chambre :  son  sourire  se  figea  à  la  vue  de  leur 
pauvre  mine.  D'un'  air  hautain,  elle  les  toisa 
des  pieds  à  la  tète,  et  s'informa  de  ce  qu'elles 
voulaient. 

—  Vous  n'auriez  pas  besoin  d'une  apprentie  ? 
demanda  la  poissonnière,  gauchement. 

—  Pas  pour  le  moment  !  Le  personnel  est  au 
complet  ! 

Déjà  la  demoiselle  ouvrait  la  porte:  Amanda, 
la  cuisinière,  apparut:  elle  portait  un  plateau 
avec  une  théière  vide  et  deux  tasses  salies. 

—  Tiens,  dit-elle,  Madame  Chalumeau  !  Qu'est- 
ce  qui  vous  amène  '.' 

Dédaignant  d'avoir  à  faire  à  une  amie  de  la 
bonne,  la  demoiselle  regagna  les  salons. 

Zélie    retrouva   la   parole.   Elle    expliqua   son 


LES    PETITS    METIERS    DE    ZELIE 


ambition  d'entrer  comme  apprentie  clans  l'atelier; 
câline,  pour  concilier  Mademoiselle  Amanda  à 
ses  désirs,  elle  dit  : 

—  Ah  !  Si  vous  pouviez  me  faire  accepter  !  Le 
soir  je  vous  aiderais  à  la  vaisselle  ! 

—  Pauvre  moucheron  !  repartit  la  servante. 
Elle  est  gentille  tout  plein  ! 

—  Et  elle  a  tant  de  goût,  appuya  Madame 
Chalumeau. 

—  Attendez  un  peu,  dit  Mademoiselle  Amanda, 
je  vais  prévenir  Mademoiselle  Pauline  moi- 
même,  car  toutes  ces  pimbêches  d'employées 
ne  regardent  qu'à  la  pelure  !  Allez  m'attendre  à 
la  cuisine  :  là  vous  êtes  chez  moi  et  personne 
ne  vous  mettra  à  la  porte  ! 

Pleine  d'importance,  la  bonne  disparut,  le 
nez  en  l'air. 

Elle  revint  presque  aussitôt  chercher  ses  pro- 
tégées. Bienveillante  pour  la  cuisinière  qui  lui 
soignait  de  petits  plats  sucrés,  la  blonde  Made- 
moiselle Pauline  permettait  qu'Amanda  intro- 
duisit les  quémandeuses. 

Elles  entrèrent. 

Dans  les  souplesses  d'une  longue  robe  noire 
en  satin  Liberty,  Mademoiselle  Pauline  était 
assise  sur  une  sorte  détrône  où  la  mollesse  des 


26  LK    CŒUR    DES    PAUVRES 

coussins  de  velours  corrigeait  la  dureté  du 
chêne:  celui-ci  étaitsculpté  depuis  les  pieds  du 
siège  jusqu'au  sommet  du  dossier,  qui  se  ter- 
minait par  une  couronne.  La  reine  de  toutes 
les  Espagnes  n'aurait  pas  eu  plus  grand  air. 
Pourtant,  ce  fut  avec  douceur,  pour  mettre  les 
solliciteuses  à  l'aise,  que  la  dame  dit  à  l'enfant: 

—  Alors,  tu  veux  devenir  une  grande  cou- 
turière ? 

—  Oui,  Madame,  je  travaillerai  bien. 

Dans  son  émotion,  la  voix  de  Zélie  s'étran- 
glait. 

—  Est-ce  qu'elle  est  enrhumée  ?  demanda  Ma- 
demoiselle Pauline  à  la  mère. 

—  Non,  Madame  !  Elle  est  seulement  enrouée. 
Ça  se  passera  quand  elle  ne  devra  plus  crier  la 
marchandise.  Oh  !  Je  serais  bien  heureuse  si 
vous  vouliez  la  prendre  !  Depuis  qu'elle  a  vu 
votre  atelier  je  ne  puis  plus  rien  en  faire.  Elle 
nous  répète  tout  le  temps  qu'elle  désire  tra- 
vailler dans  le  beau  ! 

Mademoiselle  Fanfreluchon  sourit. 

—  C'est  très  gentil,  cela,  dit-elle.  El  malgré 
que  lu  sois  trop  petite,  je  veux  bien  t'accepter: 
mais  c'est  un  métier  difficile;  il  faudra  tra- 
vailler. 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  27 


Puis,  s'adressant  à  la  maman: 

—  Quel  est  son  nom? 

— ■  Zélie  Chalumeau,  5,  rue  Brise-Miche,  près 
des  halles,  dit  la  femme  tout  d'un  trait. 

—  Qu'elle  vienne  lundi  matin  à  huit  heures, 
dit  Mademoiselle  Fanfreluchon. 

Et,  redevenant  patronne,  elle  ajouta  d'un  ton 
plus  sec  : 

—  J'aime  que  l'on  soit  exact.  A  huit  heures 
juste  !  Au  revoir! 

Amanda,  qui  était  restée  dans  l'embrasure  de 
la  porte,  ravonnait  de  joie  :  ce  lui  était  double 
plaisir  d'obliger  Madame  Chalumeau,  une  femme 
si  complaisante,  et  de  vexer  cette  chipie  de  Ma- 
demoiselle Anaïs,  qui  se  permettait  de  mettre 
le  monde  à  la  porte  ! 

Pendant  cinq  minutes,  les  remerciements  al- 
lèrent leur  train.  Pour  finir  la  bonne  embrassa 
Zélie  : 

—  Ma  petite,  pour  ta  gouverne,  il  vaut  mieux 
avoir  affaire  au  bon  Dieu  qu'à  ses  saints  ! 

Tout  le  reste  de  la  semaine,  Zélie  se  prépara 
au  grand  événement.  Alors,  c'était  bien  vrai  ! 
De  huit  heures  du  matin  à  huit  heures  du  soir, 
toutes  ses  minutes  seraient  dorées  comme  celles 
du  cadran  qui  se  trouvait  au-dessus   du   miroir 


28 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


où  se  reflétait  le  chignon  blond  de  Mademoiselle 
Aurélie  !  Dans  les  lointains  de  l'avenir  la  petite 
se  vit  grande,  mince,  vêtue  de  satin  comme  sa 
nouvelle  patronne.  Seulement  ses  boucles  se- 
raient noires  :  ce  qui  la  chiffonna  un  peu. 

Pour  avoir  l'air  moins  gauche,  elle  apprit  à 
coudre  et  ourla  la  demi-douzaine  de  mouchoirs 
dont  une  dame  des  halles,  sa  marraine,  lui 
avait  fait  cadeau  en  disant  : 

—  Voici  pour  que  tu  perdes  l'habitude  de 
renifler  devant  l'inonde,  morveuse  ! 

Le  lundi  matin,  Zélie  se  réveilla  tôt  :  elle 
avait  à  peine  dormi,  tant  elle  était  émue. 
Gomme  les  autres  jours,  elle  prépara  les  déjeu- 
ners dans  les  paniers  d'école  de  ses  petites 
sœurs;  mais  il  y  avait  maintenant  un  panier  de 
plus,  le  sien!  Il  était  de  jonc  finement  tressé, 
et  tout  neuf:  Zélie  l'emplit  de  pain,  y  mit  deux 
merlans  frits,  une  poire  blette.  Puis  elle  glissa 
dans  sa  poche  un  étui  plein  d'aiguilles, 
un  dé  d'acier  et  elle  pendit  à  sa  ceinture,  au 
bout  d'un  long  cordon,  une  vieille  paire  de  ci- 
seaux: ils  avaient  coupé  le  mou  pour  les  chats, 
vidé  les  poissons  et  servi  à  moucher  la  lampe  ; 
ils  n'étaient  guère  brillants  :  Zélie  s'était  pour- 
tant   évertuée   à  les  frotter  avec  du  grès   et    de 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZÉLIE  29 


l'huile  :    rien  n'y  fit,  et  cet  échec  lui  gâta  la  joie 
du  départ. 

A  sept  heures  et  demie,  Zélie  se  trouvait  sous 
les  fenêtres  de  Fanfreluchon  soeurs.  Elle  n'osa 
monter  seule,  attendit  Adrienne.  Beaucoup  d'ou- 
vrières entraient;  bientôt  les  huit  heures  son- 
nèrent à  l'horloge  d'une  banque  voisine.  L'en- 
fant avait  le  cœur  gros,  déplorait  son  manque 
de  courage.  Soudain  elle  vit  son  amie  débou- 
cher en  courant  d'une  rue,  juste  en  face  : 
Adrienne  était  rouge,  essoufflée;  elle  reçut  très 
mal  Zélie  qui  lui  disait  : 

—  Vous  êtes  en  retard,  Mademoiselle  ! 

—  Est-ce  que  cela  te  regarde,  petite  im- 
bécile !  Je  ne  t'ai  pas  priée  de  m'attendre  ! 
Tu  seras  attrappée  comme  moi  et  c'est  bien 
fait! 

Elles  montèrent.  Avec  précaution  Adrienne 
essaya  d'ouvrir  la  porte  sans  bruit:  impitoyable 
le  timbre  sonna. 

—  Dérangez  pas!  cria  la  fillette. 

Elles  accrochèrent  leurs  chapeaux  dans  un 
grand  cabinet  noir  affecté  à  cet  usage:  les  dé- 
froques de  femmes  pendues  le  long  des  mu- 
railles firent  que  la  petite  poissarde  se  crut  un 
instant  chez  Barbe-Bleue;  ensuite  elles  allèrent 


30  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

déposer  leur  panier  dans  une  salle  attenant  à  la 
cuisine. 

Mademoiselle  Amanda,  effrayée  de  voir  arri- 
ver si  tard  sa  protégée,  lui  dit: 

—  Tu  sais,  tu  vas  te  faire  «  enlever  »  ! 

Les  deux  gamines  entrèrent  à  l'atelier.  La 
«  première  »  se  faisait  les  ongles  en  cro- 
quant un  bonbon.  Elle  suspendit  sa  minu- 
tieuse besogne  pour  apostropher  les  retarda- 
taires : 

—  Eh  bien,  Mesdemoiselles  ?  C'est  à  cette 
heure  que  l'on  s'amène  ? 

—  Mademoiselle,  j'ai  été  malade,  dit  Adrienne 
pour  s'excuser. 

—  Vraiment,  ça  se  voit  à  votre  mine  ! 
L'apprentie  rougit  et  ajouta: 

—  J'ai  eu  la  colique. 

Un  rire  moqueur  plana  dans  l'atelier.  Il  fut 
réprimé  par  un  regard  sévère  de  la  «  première  », 
qui  reprit: 

—  Si  cela  vous  arrive  encore,  vous  passerez 
à  la  caisse. 

Puis  elle  s'adressa  à  Zélie  : 

—  Quant  à  loi,  la  nouvelle,  si  Mademoiselle 
était  là,  tu  pourrais  retourner  d'où  tu  viens. 
Ici,  l'exactitude  ou  la  porte! 


LES    PETITS    MÉTIERS    DÉ    ZELIE  31 

Des  larmes  coulèrent  aussitôt  des  yeux  de 
Fenlant. 

—  Tiens,  «  fais»  les  épingles,  lui  dit  Adrienne. 
Elle  installa  sa  compagne  devant  une  sébille 

pleine  de  pointes  d'acier  et  de  poussière.  C'é- 
tait les  épingles  semées  la  veille  par  les  ou- 
vrières et  ramassées  dès  le  matin.  Il  les  fallait 
nettoyer  à  la  hâte. 

Gomme  Zélie,  du  revers  de  la  main,  essuyait 
ses  paupières: 

—  Tu  pleures?  dit  Adrienne.  Es-tu  bête  !  Il 
faudra  t'habituer!  On  crie  tout  le  temps  dans 
cette  boîte-ci  ! 

Tout  à  coup  une  sonnerie  vibra.  On  appelait 
la  «  première  »  :  elle  tapota  doucement  l'écha- 
faudage de  sa  chevelure  et  disparut.  Aussitôt, 
derrière  un  nuage  de  tulle  «  illusion  »  la  voix 
fraîche  d'une  ouvrière  s'éleva  susurrant: 

Au  temps  des  cerises  ! 

Cette  chanson  de  la  rue  sécha  la  dernière 
larme  attardée  sur  la  joue  pâlotte  de  Zélie. 

D'ailleurs,  la  voilà,  au  bout  de  quelques  jours, 
en  plein  «  dans  le  beau  »  !  Déjà  ses  mains,  qui 
en    frémirent  de  joie,   ont   porté  des  flots    de 


32 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


dentelles  :  curieusement  elle  a  observé  que  sa 
peau  paraissait  blanche  sous  leurs  réseaux  !  Et 
le  soir,  elle  est  fière,  quand  tirant  de  sa  poche 
des  chiffons  grands  comme  des  plumes  de  per- 
roquet, elle  dit  chez  elle,  pleine  d'importance  : 

—  Nous  avons  fait  une  robe  en  velours  rubis 
comme  ea  à  la  princesse  Sandikot. 

Ou  bien  : 

—  Voilà  le  satin  d'une  toilette  de  mariée  !  Et 
le  crêpe  de  Chine  rose  de  la  demoiselle  d'hon- 
neur ! 

Les  petites  sœurs  voulaient  voir  et  toucher: 
parfois  même  elles  portaient  les  échantillons  à 
leur  nez  :  comme  ils  ressemblaient  à  des  pétales 
de  fleurs,  peut-être  qu'ils  sentaient  bon  ! 

Curieux  aussi,  l'égoutier  s'approchait:  ses 
doigts  lourds  se  faisaient  légers  pour  ne  pas 
ternir  ces  petits  «  brimborions  ».  En  palpant  le 
crêpe  de  Chine,  le  brave  homme  dit  : 

—  Ça  doit  être  salissant  et  pas  solide,  cette 
camelotte-là  ! 

Zélie  pouffa  de  rire  : 

—  Est-ce  que  les  riches  s'inquiètent  de  ça  ! 
Chose  rare  en  ce  monde:  pour  l'apprentie  de 

la  maison  Fanfreluchon,  la  réalité  de  sa  vie  dé- 
passait son  rêve.  Chaque  matin  elle  ouvrait  des 


LES    PETITS    MÉTIEHS    DE    ZKLIE  33 


carions  à  filets  d'or  :  elle  en  sortait  des  nuages 
mauves  de  mousseline  soyeuse,  des  brochés 
fleuris  de  jacinthes,  des  volants  où  des  pavots 
tremblaient  ;  elle  connut  le  douillet  contact  d'un 
bord  de  marabout  bleu  pastel  et  pencha  sa  tête 
mutine  sur  les  velours  «  miroir  ». 

Les  ouvrières  l'aimaient:  nulle  n'était  plus 
leste  pour  porter  dune  table  à  l'autre  une  bo- 
bine de  fil,  un  tourniquet  de  soie  ou  des  agrafes; 
elle  n'avait  point  son  égale  pour  racler  des  ba- 
leines. Et  quand  on  l'appelait,  le  nom  de  Zélie 
prenait  un  son  joyeux  dans  les  voix. 

Pourtant  elle  avait  une  ennemie  :  qui  n'en  a 
pas  ?  C'était  Mademoiselle  Anaïs,  l'élégante 
personne  qui  avait  failli  lui  faire  manquer  son 
admission  dans  le  royaume  des  fées.  Elle  ne 
pardonnait  pas  à  Zélie  d'avoir  été  acceptée  mal- 
gré elle  chez  les  Fanfreluchon  :  sa  vengeance 
se  fit  sentir. 

Une  après-midi  de  grande  bousculade,  toutes 
les  ouvrières  cousaient  le  dernier  nœud,  la 
dernière  paillette,  ou  la  «balayeuse»  finale,  qui 
termine  d'un  trait  de  couleur  harmonieuse  la 
toilette  achevée.  Un  coup  de  téléphone  retentit: 

—  On  demande  l'essayage  de  la  duchesse 
d'Azéija  ! 


34 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Nulle  ne  pouvait  se  déranger.  Zélie  s'offrit  à 
descendre.  La  «  première  »  coucha  sur  les  bras 
de  l'apprentie  une  jupe  en  satin  bouton  d'or, 
garnie  de  vieux  point  d'Alençon.  Jamais  Zélie 
n'avait  rien  touché  d'aussi  beau  :  rayonnante 
elle  entra  au  salon  d'essayage  :  les  deux  bat- 
tants de  la  porte  étaient  ouverts  !  Dans  la  pièce, 
les  murs  se  couvraient  d'or  et  de  glaces,  du  haut 
en  bas:  l'enfant  se  vit  reflétée  dix  fois!  Cette 
vision  fortunée,  elle  ne  l'oublia  de  sa  vie!  Toutes 
les  trompettes  de  l'orgueil  sonnèrent  à  son 
oreille  pendant  cet  instant. 

L'essayeuse  vint.  C'était  Mademoiselle  Anaïs. 
Légère,  elle  glissait  sur  le  parquet  avec  des  airs 
de  libellule. 

Elle  prit,  du  haut  de  son  ébouriffement  blond, 
la  jupe  soyeuse  que  lui  tendait  l'enfant. 

—  C'est  bien,  dit-elle. 

Puis  tout  à  coup  elle  rejeta  le  vêtement  pré- 
cieux sur  un  sopha  en  s'écriant  : 

—  Quelle  horreur  !  Quelle  horreur  ! 

Elle  se  tourna  vers  Zélie,  d'un  air  colère: 

—  Reste  là  ! 

Elle  revint  aussitôt  avec  les  deux  patronnes: 
elles  se  bouchèrent  le  nez  en  disant  : 

—  Quelle  odeur  de  poisson  !  Quelle  odeur  de 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  35 

poisson  !  Mais  c'est  horrible  !  Nous  sommes 
perdues  ! 

Mademoiselle  Anaïs  ouvrait  les  fenêtres  toutes 
grandes. 

—  Sauve-toi  vite,  et  ne  reviens  jamais,  dit 
l'aînée  des  Fanfreluchon. 

Pendant  ce  temps  Mademoiselle  Pauline  était 
allée  chercher  un  vaporisateur  à  parfum  et  dé- 
sinfectait le  brillant  chiffon  de  son  contact  avec 
la  pauvreté. 

Voilà  Zélie  sur  le  palier,  ne  sachant  comment 
elle  a  passé  la  porte.  L'escalier  tourne  devant 
elle,  en  un  vertige.  Elle  ne  sanglote  pas,  de 
crainte  d'attirer  l'attention  sur  sa  honte.  Elle 
hésite  :  montera-t-elle  reprendre  son  panier  et 
son  chapeau,  s'en  ira-t-elle  nu-tête  comme  la 
petite  crieuse  de  marée,  qu'elle  était  le  mois 
dernier  ? 

Elle  laisse  tout  et  s'enfuit.  Elle  court,  et  court 
encore  tant  qu'elle  n'est  pas  hors  de  vue  des  fe- 
nêtres armoriées  qui  ferment  les  salons  des 
dames  Fanfreluchon.  La  rue  tournée,  elle  ra- 
lentit le  pas:  pourquoi  se  presser?  Zélie  ne 
veut  plus  penser  à  rien  et  s'arrête  devant  un 
camelot  qui  vend  une  eau  à  détacher.  Elle  rit 
bêtement,    pour   faire   comme    tout  le  monde, 

3 


36 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


tandis  qu'il  crie,  s'adressant  à  une  grosse  com- 
mère : 

—  Vo)rez,  Madame  !  Avec  ce  petit  flacon  qui  ne 
coûte  que  dix  sous,  vous  n'aurez  plus  besoin 
de  pleurer  sur  vos  charmes,  quand  ils  attrape- 
ront au  passage  une  feuille  de  salade,  une 
tranche  de  gigot,  un  beignet,  une  sardine  à 
Fliiiile  échappée  à  votre  fourchette.  Mon  eau  en- 
lève toutes  les  taches!  Si  j'étais  né  quelques 
mille  ans  plus  tôt,  le  bon  Dieu  l'aurait  achetée 
pour  effacer  la  tache  originelle  !  Ça  lui  aurait 
évité  bien  des  ennuis  !  A  qui  le  flacon  ?  Passez 
l'argent  ! 

La  foule  se  disperse. 

Toujours  étourdie  par  son  aventure,  l'enfant 
reprit  sa  marche.  Elle  trouva  sa  maison  déserte. 
Heureusement,  la  clef  était  chez  le  concierge. 

Celui-ci  s'étonna  : 

—  Etes-vous  malade? 
Zélie  répondit  : 

—  J'ai  la  «  migraine  ». 

La  «  mio-raine  »  !  Un  beau  mot  tout  neuf 
qu'elle  avait  appris  de  ces  demoiselles  et  qui  lui 
«  chantait  ». 

Elle  monta  chez  elle. 

—  Pouah  !  ca  sent  la  raie  ! 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  3T 

Elle  ouvrit  les  fenêtres,  et  comme  il  faisait 
froid,  s'enrhuma. 

—  Sale  journée  ! 

Enfin  le  pas  de  sa  mère  clapota  dans  l'esca- 
lier. 

Madame  Chalumeau  entra  tout  droit:  la  porte 
était  restée  ouverte  au  courant  d'air.  La  pois- 
sonnière tenait  à  la  main,  pour  le  souper,  une 
anguille  de  mer  qu'elle  n'avait  pu  vendre. 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  que  tu  fais  ici,  fai- 
gnante  !  s'écria-t-elle  en  voyant  sa  fille. 

Puis,  adoucie  devant  les  yeux  rougis  de  la 
petite  : 

—  Qu'est-ce  qui  t'arrive  ?  T'es  pas  malade  ? 

—  Non,  dit  Zélie,  je  suis  renvoyée  !  Et  c'est 
ta  faute  !  Si  tu  n'avais  pas  mis  ton  sale  tablier 
sur  ma  robe,  ce  ne  serait  pas  arrivé  ! 

Elle  achevait  :  la  main  de  Madame  Chalumeau 
lâcha  l'anguille,  s'appliqua  sur  le  visage  de 
l'enfant. 

Celle-ci  bondit:  oh!  c'en  est  trop!  Chassée, 
battue  en  une  journée  ! 

Sans  raisonner,  elle  se  sauve,  pour  la  seconde 
fois  !  Vlan  !  La  porte  claque  ! 

Dans  la  rue,  encore  pleine  de  rage,  Zélie 
se  demanda   où  elle   irait  ?  Chez   sa    marraine, 


38  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

la  marchande  des  halles  ?  Celle-ci  avait  demandé 
plusieurs  fois  à  Madame  Chalumeau  de  placer 
Zélie  dans  sa  boutique.  Mais  les  langoustes  et 
les  crevettes,  cela  sent  le  poisson  !  Le  nez  de 
Zélie  était  trop  voisin  de  sa  joue  pour  qu'elle 
consentît  à  pareil  métier.  Même,  se  trouvant 
près  d'une  fontaine  Wallace,  elle  y  trempa  son 
mouchoir,  se  lava. 

L'eau  claire  rafraîchit  ses  idées.  Elle  résolut 
d'aller  chez  sa  tante  Yvelle,  une  brave  femme  qui 
vendait  au  panier  des  fruits,  des  légumes  et 
même  des  fleurs.  Cette  tante  demeurait  loin  :  au 
Point  du  Jour!  Zélie  pouvait  y  arriver  avant  la 
nuit. 

Elle  se  fouilla:  six  sous!  Plus  qu'il  n'en  fallait 
pour  le  bateau-mouche  !  Elle  se  trouva  bientôt 
à  l'embarcadère.  Il  était  temps.  Un  coup  de 
cloche  et  l'homme  cria: 

—  La  direction  d'Auteuil,  Point  du  Jour  ! 
Embarquez  ! 

Les  eaux  étaient  hautes.  Le  bateau  fila  vite. 
Une  heure  plus  tard  Zélie,  installée  chez  la 
tante  Yvelle,  lui  contait  ses  malheurs.  Sa  pa- 
rente la  consola,  lui  donna  des  conseils. 

—  Un  coup  de  tête  ! 

La  brave   femme  se  proposa  pour  aller  parler 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZÉLIE  39 

aux    dames    Fanfreluchon,     qui    reprendraient 
Zélie. 

—  Non! 

Alors  il  fallait  qu'elle  retourne  chez  sa  mère 
tout  de  suite. 

—  Non  !  Non  ! 

Eh  bien,  la  tante  irait  prévenir  les  Chalu- 
meau, pour  qu'ils  ne  soient  pas  inquiets  !  Elle 
ajouta  : 

—  Mais  que  feras-tu  ici?  Je  n'ai  pas  trop  d'ou- 
vrage pour  moi  toute  seule  !  Enfin  on  tâchera  de 
te  dénicher  une  place  ! 

Le  lendemain  matin  elles  se  mirent  en  marche. 
Les  couturières  du  quartier  trouvèrent  toutes 
Zélie  trop  petite  et  pas  assez  forte  pour  «  faire 
le  ménage  ».  Il  fallut  renoncer  à  la  caser. 

—  Eh  bien,  je  vendrai  au  panier  avec  vous! 
dit-elle  à  sa  tante. 

—  Mais,  Zélie,  il  faut  de  l'argent  pour  avoir 
de  la  marchandise  ! 

—  J'en  gagnerai  ! 

Elle  songeait  que,  toute  petite,  elle  avait 
vendu  du  mouron  :  ça  coûte  la  peine  d'aller  le 
ramasser  !  D'emblée  elle  se  résolut  à  reprendre 
ce  métier. 

Et  la  voilà  bientôt  par  les  champs  des  marai- 


40  LE    CŒUR    DES    PAUYIîES 

chers,  sur  le  sol  humide  de  la  banlieue.  Elle 
cueille  le  mouron,  et  maline,  suit  les  murailles 
des  jardins,  qui  font  un  abri  où  elle  sait  que  la 
plante  pousse  plus  fraîche  et  plus  tendre.  Avec 
des  brins  de  paille  elle  lie  les  bottes,  plaçant 
dehors  les  petites  fleurs  de  rien  du  tout  et  les 
graines  pas  plus  grandes  que  des  tètes  d'é- 
pingles !  Mais  les  gens  qui  soignent  les  serins 
s'y  connaissent.  Quand  elle  crie  :  «  v'ià  du  mou- 
ron pour  les  oiseaux  !  »,  de  toutes  les  fenêtres 
où  sont  accrochées  des  cages,  on  lui  fait  signe 
de  monter  ! 

Elle  eut  vite  une  clientèle  :  d'abord  parmi  les 
petites  gens  :  sa  mine  de  fauvette  chassée  du 
nid  excitait  leur  pitié,  lui  valut  des  aubaines: 
par  ci,  par  là,  un  sou  de  plus. 

En  janvier,  Zélie  reçut  quelques  étrennes: 
elle  élargit  son  commerce. 

La  hotte  qu'elle  portait  au  dos  ne  suffisait 
plus.  L'enfant  mit  à  son  bras  un  panier  plein 
de  graines,  de  biscuits  de  mer,  et  de  colifichets 
d'une  pâte  transparente:  il  faut  les  enfiler  à  une 
ficelle  pour  qu'ils  ne  s'envolent  au  vent.  Et 
Zélie  marcha  courageuse  sous  le  panache  de 
«  millet  en  branches»  qui  se  balançait  au  som- 
met de  sa  marchandise.  Elle  fit  des  recettes  de 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  il 

deux  francs,  et  plus!  Une  vieille  marchande 
d'oiseaux  lui  apprit  l'élevage  des  vers  à  farine 
pour  les  rossignols  :  ce  devint  une  source  nou- 
velle de  bénéfices  ! 

L'hiver  fut  doux  et  passa  vite.  Au  printemps, 
quand  la  feuille  de  laitue  remplace  dans  les  vo- 
lières la  botte  de  mouron,  les  recettes  de  Zélie 
baissèrent. 

Tout  de  suite  elle  se  dit  : 

—  Qui  aime  les  oiseaux  aime  les  fleurs  ! 

La  forêt  de  Meudon  n'était  pas  loin.  La  tante 
Yvelle  y  connaissait  un  garde  :  elle  obtint  pour 
sa  nièce  l'entrée  libre  des  taillis. 

Bientôt  les  sentiers  «  interdits  au  public  » 
devinrent  les  chemins  favoris  de  Zélie.  Leur 
mousse  lui  rappela  les  velours  verts  dans  les- 
quels l'aînée  des  Fanfreluchon  taillait  «  des  sor- 
ties de  bal  »  et  des  «  manteaux  de  cour  ».  Mais 
pratique,  elle  se  rappela  que  ce  précieux  tapis 
des  forêts  se  vendait  cher  aux  halles  :  elle  le 
défricha.  Chaque  morceau  enlevé  laissait  en 
creux  une  place  noire,  pareille  à  une  petite 
tombe  :  il  y  en  eut  bientôt  assez  pour  enterrer 
tous  les  écureuils  :  aussi  fuyaient-ils  épouvantés 
au  faîte  des  chênes. 

Zélie  ne  leur  prêtait  pas  d'attention.  Elle  re- 


42  LE   CŒUR    DES    PAUVRES 

gardait  sa  marchandise:  jamais  elle  n'en  avait 
vu  d'aussi  belle  sous  les  vermillons  des  pommes 
d'Api  ni  dans  les  corbeilles  de  mandarines. 
Elle  en  fit  cinq  ou  six  bottes.  Et  tandis  qu'elle 
les  rangeait  dans  son  panier  une  odeur  fine 
flotta.  Zélie  leva  le  nez  : 

—  Est-ce  une  idée  ? 

Elle  chercha,  flairant  comme  un  chien  à  la 
piste.  Elle  avança,  aboutit  à  une  clairière. 

—  Des  violettes  ! 

Autour  dune  mare  qu'a  creusée  l'eau  des 
pluies,  elles  poussent,  émaillant  l'herbe  !  Un 
trésor!  Zélie  se  penche!  Elle  cueille,  elle 
cueille,  elle  cueille  !  Au  bout  d'un  quart  d'heure 
pourtant  la  cueillette  n'avance  guère  :  c'est  si 
menu,  la  violette  !  Enfin  de  petites  touffes  cou- 
leur d'améthyste  s'élargissent  au  bout  des  doigts 
de  la  fillette  :  elle  les  enchâsse  dans  l'éme- 
raude  de  leur  feuillage.  Puis  elle  les  noue  d'un 
fil,  et  respire  le  premier  parfum  de  cette  casso- 
lette :  sa  peine  est  payée:  Zélie  a  souffert  des 
relents  de  la  sardine,  chez  Madame  Chalumeau, 
et  plus  qu'une  autre  apprécie  le  doux  arôme  des 
fleurs. 

Les  violettes  cueillies,  la  petite  solitaire  s'en 
prend  aux  pâquerettes.  Elle  a  vu  des  ouvrières 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  43 


les  effeuiller  en  disant  «  des  paroles  »  et  elle 
sait  que  toutes  donneront  deux  sous  pour  con- 
naître leur  bonne  aventure.  Elle  coupe,  ar- 
rache, fait  de  jolis  «  poufs  »  aigrettes  d'un  peu 
d'herbe.  Elle  les  trouve  aussi  pimpants  que  ceux 
de  chez  la  fameuse  «  Nathalie  »,  que  l'on  pique 
dans  les  nuages  de  tulle  pour  un  «  bal  blanc  ». 
Certes!  Et  dès  que  son  mouron  sera  vendu, 
elle  s'installera  avec  sa  corbeille  sur  le  passage 
des  ouvrières,  dans  le  quartier  de  la  rue  de  la 
Paix!  A  midi,  elles  sortent  par  centaines  des 
ateliers.  Zélie  sait  qu'elles  achètent  facilement 
quand  il  s'agit  d'orner  leur  corsage. 

En  quittant  la  forêt  pour  gagner  la  Seine,  la 
petite  Chalumeau  fut  obligée  de  changer  plu- 
sieurs fois  son  panier  de  bras,  tant  il  était  pe- 
sant ! 

A  la  maison,  la  tante  Yvelle  attendait  sa  nièce 
en  écumant  la  marmite.  La  bonne  femme  n'a- 
vait jamais  été  aussi  heureuse  que  depuis  l'a- 
doption de  la  petite  «  mauvaise  tête  »  !  Avec 
l'enfant  une  joie  s'était  assise  à  son  foyer  de 
misère. 

—  Ça  sent  la  soupe  aux  choux!  s'exclama 
Zélie  en  poussant  la  porte. 

—  Je  n'y  ai  non  plus  épargné  le  lard,  petiote  ! 

3* 


44  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  Eh  bien  !  Je  vais  tout  manger  !  Car  j'ai  une 
faim!..  Ça  creuse,  la  trotte. 

Zélie  embrassa  la  tête  grisonnante  qui  se  pen- 
chait vers  elle. 

Elle  fit  admirer  à  sa  tante  la  fragile  fortune 
contenue  dans  sa  corbeille. 

—  Tu  sens?  dit-elle. 

Avant  reposé  le  panier,  elle  mit  deux  assiettes 
sur  la  table,  avec  deux  couverts  en  étain  et  deux 
verres.  Et  l'on  s'assit  devant  la  soupe,  sans  plus 
de  cérémonie. 

Les  deux  femmes  mangèrent  lentement  pour 
faire  durer  le  plaisir. 

—  Tante  Yvelle  que  ferons-nous  quand  nous 
serons  riches  ?  demanda  Zélie. 

La  bonne  vieille  sourit  et  hocha  la  tète. 

—  Tante  Yvelle,  poursuivit  la  petite,  tu 
verras  :  nous  ne  courrons  pas  toujours  les 
rues  ! 

—  Dieu  t'entende,  Zélie. 

—  Mais  oui!  Quand  j'aurai  pendant  deux  ans 
vendu  le  mouron,  la  mousse,  les  feuilles  de 
vigne,  le  muguet  des  bois,  les  violettes,  toutes 
choses  qui  ne  coûtent  rien,  je  serai  très  riche! 
Alors  nous  aurons  une  «  balladeuse  »  que  nous 
irons  chaque  matin  remplir  aux  halles!  Ce  sera 


LES    PETITS    METIERS    DE    Zlîl.IE  45 

moins  fatiguant  que  de  cueillir  la  marchandise, 
et  puis  nous  ne  nous  quitterons  plus  !  Tu  pous- 
seras la  voiture!  Moi,  je  composerai  les  bou- 
quets, j'irai  chez  les  pratiques. 

L'enfant  s'excita,  les  joues  rouges: 

—  Jamais  on  n'aura  vu  plus  bel  étalage  !  Tout 
le  monde  s'arrêtera  !  Pense  !  Nous  aurons  des 
mimosas,  des  roses,  des  résédas,  des  œillets,  et 
puis  un  tas  de  fleurs  dont  je  ne  sais  pas  le  nom! 
Nous  ferons  la  Ghaussée-d'Antin,  l'Avenue  de 
l'Opéra  :  rien  que  des  belles  rues  ! 

—  Ça  ne  coûte  pas  plus,  petiote  ! 

—  Tu  te  moques  de  moi,  tante  Yvelle  !  Eh  bien, 
tu  verras,  tu  verras!  Je  suis  sûre  que  dans  cinq 
ans  nous  aurons  une  petite  boutique.  Alors  nous 
vendrons  des  fleurs  en  pot  !  Ça  se  fane  moins  vite! 
A  Noël  nous  débiterons  du  houx  plein  de  graines 
rouges  et  du  guy  avec  des  perles  blanches  ! 

—  Et  après  ?  dit  la  tante  incrédule. 

—  Après?  Tout  h  la  fin,  quand  j'aurai  vingt 
ans,  nous  aurons  un  beau  magasin.  Tu  seras  au 
comptoir  en  robe  de  soie.  Moi,  j'aime  mieux  le 
satin,     comme     Mademoiselle     Pauline.     Pense 

donc,  tante  Yvelle!   A   l'étalage  il  y  aura tu 

sais,  ces  fleurs  violettes  qui  ont  des  ailes  comme 
les  papillons  !.... 


46  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Tante  Yvelle  chercha  : 

—  Des  iris? 

—  Non  ! 

—  G'est'y  des  «  clémaltides  »  ? 

—  Non,  non  ! 

L'enfant  voulait  parler  des  orchidées  —  de 
précieuses  fleurs  qui  sont  à  vingt-cinq  francs  de 
distance  de  la  main  des  pauvres. 

.Mars  fut  prospère  à  la  fillette.  Tous  les  ma- 
tins elle  partait,  lourdement  chargée  ;  vers  deux 
heures  elle  rentrait  avec  son  panier  vide.  Le 
«  chic  »  de  ses  bouquets  n'échappait  point  aux 
ouvrières.  Et  c'était  légère  comme  une  berge- 
ronnette que  l'enfant  retournait  à  Meudon. 

Sa  cueillette  variait,  comme  le  nom  des  mois 
sur  le  calendrier.  En  avril  elle  eut  les  œillets  de 
Pâques,  les  anémones  rosées,  les  coucous  à  la 
fraîche  haleine. 

Puis  arriva  mai  :  il  met  des  dentelles  aux  buis- 
sons, des  bouquets  aux  branches,  des  panaches 
aux  lilas  !  Il  n'y  avait  qu'à  se  baisser  !  Les  mains 
seules  manquaient,  surtout  pour  prendre  les 
muguets  ! 

Un  soir  en  traversant  la  plaine  déjà  éclairée 
par  les   fanaux    rouges   du  couchant,   Zélie    vit, 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZELIE  47 

dans  les  seigles  verts  écartés  par  la  brise  que 
des  bluets  veillaient,  les  yeux  grands  ouverts. 
Elle  rentra  chez  elle  avec  de  l'azur  plein  le  cœur. 
Elle  en  rêva. 

Pour  ramasser  les  bluets  Zélie  implora  la 
protection  d'une  vieille  «  cueilleuse  de  per- 
venches ».  Celle-ci  la  conduisit  chez  le  maître 
du  champ  et  demanda  que  la  petite  pût  cueillir 
les  fleurs  sauvages. 

Bourru,  l'homme  grogna: 

—  C'est  bon  !  C'est  bon  !  Arrache-moi  toutes 
ces  cochonneries-là,  mais  fais  attention  où  tu 
mets  les  pattes  ! 

—  Craignez  rien,  patron,  je  réponds  de  la 
petite,  répondit  la  vieille.  Une  vraie  perdrix  ! 

Quelques  minutes  plus  tard,  la  mignonne  en- 
trait dans  le  champ  conquis.  D'abord  elle  en 
suivit  la  lisière:  les  fleurs  y  vont  boire  le  soleil 
et  n'en  sont  que  plus  belles!  Puis  elle  disparut, 
si  menue  que  tous  les  sillons  lui  étaient  sen- 
tiers et  ([ue  les  épis  la  cachaient  en  se  fer- 
mant sur  elle. 

La  courageuse  fourmi  rapporta  dans  sa  cor- 
beille des  paquets  de  bluets  presque  aussi  gros 
qu'elle.  Sa  moisson  fut  vite  faite.  Le  panier  dé- 
bordait:   lorsqu'elle   le    remit  à   son   bras,   elle 


48 


LE    CŒl'R     DKS    PAUVRES 


fléchit  un  peu.  Heureusement  le  bateau  n'était 
pas  loin. 

Les  bluets  se  vendirent  bellement.  Zélie  se 
débarrassa  plusieurs  fois  de  tout  un  lot  de 
fleurs  entre  les  mains  de  pensionnaires  qui 
passaient. 

Une  noce,  un  jour,  lui  rafla  toute  sa  mar- 
chandise. 

Ce  succès  ne  fut  pas  le  dernier.  Quelques 
semaines  plus  tard  le  soleil  faisait  éclater  le  feu 
d'artifice  des  prairies.  Pieds  d'alouette,  boutons 
d'or,  coquelicots,  marguerites,  liserons  émer- 
geaient des  graminées  tremblantes.  Zélie  fut  tou- 
chée de  la  douceur  harmonieuse  que  formaient 
leurs  couleurs.  Instiguée  par  l'art  inconscient 
de  la  nature,  elle  composa,  de  ses  mains  habiles, 
des  gerbes  où  toutes  les  fleurs,  sans  jalousie, 
faisaienl  valoir  leur  naturelle  beauté.  Jamais 
deux  tons  ennemis  ne  furent  mis  en  contact 
sans  que  la  vapeur  blonde  des  épis  de  seigle 
la  dentelle  subtile  des  stellaires,  l'haleine  bleue 
des  myosotis,  le  frisson  de  la  folle  avoine  ne 
les  enveloppât  de  leur  poudroiement  d'or. 

Arriva  le  vingt-cinq  juin,  jour  de  la  Saint- 
Jean.  Zélie  vil  ses  bouquets  orner  le  comptoir 
d'une    modiste,    l'étal  d'un    bouclier,  la    caisse 


LES    PETITS    METIERS    DE    ZELIE 


d'une  jolie  parfumeuse,  le  comptoir  d'un  café 
où  trônait  l'imposante  patronne.  Un  seul  lui 
restait,  le  plus  cher:  il  était  magnifique! 

Le  hasard  fit  qu'elle  se  trouvait  devant  le  ma- 
gasin du  fameux  fleuriste  Brillant-Narcisse,  au 
boulevard. 

Derrière  les  glaces  de  la  vitrine  vibrait  l'en- 
vol des  orchidées,  parmi  ces  roses  thé,  si  char- 
nelles, qui  portent  des  noms  de  princesses  ou  de 
généraux.  Il  y  avait  des  lys  Martagon,  tigrés 
de  noir,  avec  une  croix  blanche,  puis  des  iris  et 
des  genêts  d'Espagne.  Tout  cela,  flammes 
jaunes,  langues  violettes,  caresses  d'or,  flambait 
et  rutilait  comme  si  le  marchand  eût  é ventre  le 
trésor  d'une  fée. 

Xélie  fut  tout  à  fait  émerveillée.  Son  ambition  de 
«  travailler  dans  le  beau  »  la  reprit.  Ah!  Si  elle 
pouvait  garnir  une  de  ces  jardinières  en  porce- 
laine, nouer  de  satin  ce  panache  de  lilas  blanc, 
ou  voir  de  près  les  deux  azalées  couleur  de  feu 
qui  dressent  leurs  pyramides  de  l'autre  côté  de 
la  porte! 

Elle  hésita  longtemps,  puis  elle  posa  la  main 
sur  le  bouton  d'ivoire  qu'il  fallait  pousser  pour 
entrer. 

Il  n'y  avait  personne  au  magasin. 


50 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


In  Monsieur  apparut  tout  à  coup  derrière  le 
comptoir  : 

—  Tu  veux  ?  dit-il. 

Zélie  se  rappela  les  conseils  de  Mademoiselle 
Amanda,  la  cuisinière  aux  Fanfreluchon  : 

—  Je  veux  voir  le  patron,  répondit-elle. 

—  C'est  moi  !  répliqua  le  Monsieur. 

—  Monsieur,  dit  Zélie,  je  viens  vous  mon- 
trer mon  ouvrage  :  c'est  moi  qui  ai  fait  ce  bou- 
quet ! 

—  Il  est  très  beau,  mais  on  en  fait  d'aussi 
bien  ici  ! 

—  Oh!  oui!  Monsieur!  Bien  mieux!  C'est 
pour  cela  que  je  voudrais  faire  mon  apprentis- 
sage chez  vous  ! 

—  Nous  ne  faisons  pas  d'apprenties,  mon 
enfant  ! 

—  C'est  bien  malheureux  pour  moi  !  fit  Zélie 
soupirant  très  fort. 

—  Ah  !  s'exclama  Monsieur  Brillant-Narcisse. 
Il  regarda  la  petite,  qui  avait  l'air  si  désolée, 

et  se  rappela  que  lui,  le  notable  commerçant,  à 
douze  ans  repiquait  des  choux! 

—  Pauvre  petite  !  se  dit-il. 

Il  la  questionna.  Zélie  raconta  son  enfance. 
A  huit    ans,   elle   était  la  mère    de   ses  petites 


LES    PETITS    MÉTIERS    DE    ZÉLIE  51 

sœurs,  et  plus  tard  le  commis  de  sa  maman, 
Madame  Chalumeau.  Elle  n'osa  parler  de  son 
entrée  chez  Fanfreluchon  sœurs,  pour  ne  pas 
avoir  à  expliquer  la  cause  de  sa  sortie.  Tout  de 
suite  elle  dit  qu'elle  avait  préféré  le  bleuet  au 
poisson  et  que  sa  mère  l'avait  laissée  libre  de 
choisir  un  métier.  Elle  détailla  ses  débuts  clans 
le  mouron,  ses  succès  avec  les  fleurs,  elle 
avoua  son  désir  d'entrer  dans  un  magasin  où  il 
s'en  trouvait  d'aussi  belles  ! 

Quand  elle  eut  fini,  elle  remit  dans  son  papier 
blanc  le  chef-d'œuvre  qu'elle  avait  fait  en  fleurs 
champêtres  :  il  avait  l'air  de  briller  davantage 
pour  plaider  la  cause  de  la  petite  artiste.  Zélie 
eut  un  geste  habile  pour  montrer  une  dernière 
fois  le  bouquet  dans  sa  cornette,  de  façon  à  en 
faire  valoir  l'éclat  prime-sautier. 

Si  bien  que  Monsieur  Brillant-Narcisse  lui  dit: 

—  Je  ne  prends  pas  d'apprentie.  Mais  vous 
êtes  une  ouvrière  puisque  vous  avez  monté  ce 
bouquet  ! 

L'enfant  tressaillit. 

—  Je  vous  accepte  comme  employée,  continua 
Monsieur  Brillant-Narcisse. 

Zélie  crut  qu'un  tonnerre  de  fleurs  tombait  à 
ses  pieds. 


52 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Quelques  jours  plus  tard  elle  débutait  dans  sa 
nouvelle  carrière.  Etant  petite  elle  ne  porta 
ombrage  à  personne  :  tout  le  monde  l'aima  et 
elle  fut  heureuse.  Un  jour  elle  eut  à  garnir  une 
corbeille  de  leucanthèmes,  cette  grande  mar- 
guerite des  lacs,  qui  semble  garder  la  fraîcheur 
des  ondes  en  sa  corolle  blanche.  Zélie  em- 
ploya un  tel  art  à  l'envelopper,  comme  de  l'illu- 
sion, d'un  tulle,  dans  les  vapeurs  des  gypso- 
philes,  que  son  ouvrage  eut  les  honneurs  de  la 
vitrine. 

Vers  quatre  heures  un  jeune  homme  entra, 
choisit  la  corbeille  aux  leucanthèmes  et  la  paya 
de  deux  pièces  d'or. 

—  Envoyez  avant  six  heures  à  cette  adresse, 
dit-il  en  mettant  une  carte  sur  le  comptoir. 

Puis  il  sortit. 

—  Zélie,  faites  livrer!  dit  la  patronne. 

Elle  passa  la  carte  à  l'enfant  et  ajouta,  en 
matière  de  compliment: 

—  C'est  pour  une  fiancée!  Puisque  vous  tra- 
vaillez si  bien,  c'est  vous  qui  ferez  le  bouquet 
de  mariée  ! 

Palpitante  de  plaisir,  Zélie  lui  sur  la  carte: 

Mademoiselle  Pauline  Fanfreluchon. 
Elle  devint  toute  pâle. 


Li;s    PETITS    MÉTIERS    DE    ZÉLIE  53 

De  cela,  il  y  a  dix  ans.  Zélie  est  aujourd'hui 
une  grande  demoiselle,  toujours  vêtue  en  satin 
noir.  Ses  sœurs  ont  suivi  sa  fortune,  et  marient 
avec  goût,  dans  le  magasin,  les  tulipes  perro- 
quet à  l'or  des  renoncules.  Un  poète  verrait 
le  triomphe  de  Flore  sur  Amphytrite. 

Et  chaque  jour,  c'est  avec  plaisir  que  Zélie, 
après  avoir  jeté  le  regard  du  maître  au  somp- 
tueux étalage,  s'affirme  son  bonheur  en  lisant 
au-dessus  de  la  vitrine  : 

Brillant-Narcisse  et  Chalumeau 

Ceci  en  or  tout  neuf. 


LA  SOUVERAINE  MISÈRE 


A  mes  petits  amis  Pierre  et 
Jean  des  Cressonnières. 


La  Souveraine  Misère. 


—  Ici,  Filou  ! 

Un  petit  paquet  de  guenilles  se  secoua  drô- 
lement en  courant  vers  la  grande  femme, 
maigre  et  blonde,  qui  l'avait  ainsi  appelé  et  lui 
tendait  une  main  sèche. 

En  même  temps  un  second  marmot,  qu'elle 
tenait,  de  son  autre  bras,  accolé  à  sa  poitrine, 
se  prit  à  crier. 

—  Tais-toi,  Voyou  !  dit  la  mère  en  nichant 
la  petite  tête  aux  cheveux  dorés  dans  le  creux 
de  son  cou. 

L'aîné  s'était  déjà  amarré  à  la  main  tendue. 
Le  bras  de  la  femme,  comme  un  câble,  tirait  sur 
lui,    et  petite  épave  incolore,  il  faisait  songer, 

4 


60  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

hirsute  et  gris,  à  un  hibou  échappé  d'un  gre- 
nier qui  s'ébrouerait  dans  la  poussière. 

Les  gamins  cossus,  c'est-à-dire  ceux  qui 
avaient  des  pièces  au  derrière,  regardaient 
venir  le  sinistre  trio.  Cruels,  ils  se  prirent  à 
ricaner  en  voyant  Faîne  des  gosses  (il  avait  bien 
cinq  ans)  butter  en  s'empêtrant  dans  le  paletot 
d'homme  qui  lui  faisait  un  «  complet  »  et  tom- 
bait jusqu'à  terre.  Craintifs  pourtant,  ils  recu- 
lèrent sous  le  regard  d'acier  de  la  femme. 

Elle  passa,  portant  très  haut  la  tête  :  c'était 
la  «  Souveraine  Misère  »  ;  elle  marchait  à  grands 
pas,  semblait  faucher  la  lumière,  qui  se  cou- 
chait en  ombre  sous  ses  pieds. 

Elle  entra  dans  la  cour  de  l'immeuble  où 
elle  habitait  depuis  la  veille  au  soir  avec  son 
homme  et  ses  enfants. 

C'étaient  les  nouveaux  voisins  ! 

La  veille,  quand  tout  le  monde  dormait,  vers 
neuf  heures,  on  avait  entendu  Pioupiou,  le 
chien  du  concierge,  abojer. 

—  Des  cambrioleurs!  pensèrent  quelques-uns. 

Mais  on  s'était  rendormi,  personne  dans  la 
maison  n'ayant  rien  à  voler. 


LA    SOUVERAINE    MISERE  61 

C'était  d'ailleurs  un  emménagement  !  Et  il  ne 
devait  pas  être  lourd,  tout  de  même,  le  butin, 
pour  avoir  fait  si  peu  de  bruit  ! 

Déjà  à  l'aube,  les  ménagères,  voyant  passer 
la  femme  de  dure  mine,  s'étaient  informées  au 
portier  : 

—  C'est  la  femme  Derien,  avait-il  répondu. 
Ainsi    s'était-elle   nommée,   supprimant    d'un 

coup   le    «  Madame   »   si  cher  aux  autres  loca- 
taires. 

—  Son  homme,  continua  le  portier,  est  scieur 
de  pierre.  Il  travaille  dans  le  chantier  Balagny, 
pas  loin  d'ici,  et  comme  il  a  payé  d'avance,  pas 
besoin  d'autres  renseignements  ! 

Pourtant  toutes  les  voisines  intriguées  par 
cette  pauvresse  aux  lèvres  closes  lancèrent  des 
«  bonjour  !  »,  des  «  bonsoir  !  »  engageants,  qui 
restèrent  sans  réponse.  La  particulière  passait 
droit.  Cela  fit  marcher  les  propos  :  car  si  les 
mères  du  peuple  ont  le  cœur  bon,  par  la  langue 
elles  sont  pareilles  aux  femmes  de  tous  les 
mondes. 

—  Ce  doit  être  la  veuve  d'un  guillotiné  !  Elle 
aura  rencontré  un  brave  ouvrier,  qui  a  eu 
pitié  des  petits  «  salés  »  !  dit  la  mère  Parrain, 
la  peste  du  quartier. 


62  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Tout  le  monde  la  fuyait  d'habitude.  Mais 
peut-être  savait-elle  quelque  chose.  Et  on  lui 
fit  la  politesse  d'une  tasse  de  café  ! 

—  Un  restant  de  prison,  continua-t-elle,  si 
j'en  juge  à  sa  mine  «  au  pain  et  à  l'eau  »  ! 

Son  rire  clair  éclata  comme  une  balle  empoi- 
sonnée parmi  les  ménagères.  Toutes  furent 
atteintes  au  cœur  et  devinrent  mauvaises.  Ah! 
les  méchantes  chrétiennes  !  Du  coup  elles  avaient 
avalé  le  tiel  du  diable  ! 

Elles  défendirent  à  leurs  fils  de  jouer  avec 
ces  «  petits  mendiants  »,  qu'elles  regardaient 
d'un  air  dégoûté. 

—  Ça  doit  être  plein  de  poux,  dit  Madame 
Caillet,  en  nouant  d'un  ruban  vert-pomme  la 
tresse  de  sa  fillette. 

—  Des  va -nu -pieds,  reprit  la  blanchis- 
seuse. 

Elle  traînait  ses  savates  de  sa  table  au  baquet 
plein  d'azur  où  flottaient,  légers  nuages,  les 
mousselines  blanches  des  bonnets. 

—  Leur  linge  doit  être  vite  lavé,  continua-t- 
elle.  L'autre  jour,  Voyou  est  tombé  et,  quoi- 
qu'elle l'ait  vite  relevé,  j'ai  vu  qu'il  n'avait  pas 
de  chemise. 

—  Pouah!  fit  Madame  Caillet. 


LA    SOUVERAINE    MISERE  63 

—  C'est  pour  qu'il  ne  la  mouille  pas  en  fai- 
sant pipi  !  dit  Madame  Lecler. 

—  Ah  !  le  pauvre  petit  !  gémit  une  grosse 
dame. 

Ce  cri  de  pitié  réveilla  la  tendresse  endormie 
au  cœur  de  toutes  ces  mères. 

Elles  se  turent  d'abord.  Puis  une  osa  dire, 
timidement  : 

—  Ils  sont  gentils,  pourtant  ! 
Une  autre  reprît  : 

—  Et  puis  c'est  pas  leur  faute,  si  leur  père  a 
assassiné. 

—  Laissez  les  morts  tranquilles,  dit  senten- 
cieusement la  mère  Christine,  une  vieille  qui 
tricotait  toujours. 

Elle  se  fourra  une  aiguille  dans  les  cheveux, 
et  ajouta  : 

—  Pauvres  marmots  !  S'ils  avaient  des  sou- 
liers, je  leur  aurais  vite  fait  à  chacun  une  paire 
de  bas  ! 

C'était  l'heure  où  les  enfants  partaient  à 
lécole.  Les  mamans,  tout  en  faisant  des  tartines 
à  mettre  dans  les  petits  paniers,  se  sentaient 
envahies  par  la  pitié  pour  les  petits  guenilleux! 
Mon  Dieu  !  Ce  ne  serait  pas  difficile  de  couper 
une  tartine  de  plus,  de  la  teinter  de  rouge  avec 


64  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

un  peu  de  confiture  ou  de  la  dorer  avec  un  peu 
de  beurre.  Mais  comment  l'offrir? 

Ce  fut  l'épicière  qui  osa  la  première  avance. 
Elle  était  bonne  et  faisait  même  un  peu  de 
crédit. 

La  femme  Derien  entra  chez  elle  un  jour, 
coiffée  de  ses  longs  cheveux  blonds  couleur  pous- 
sière. Elle  pressait  son  plus  petit  enfant  sur  son 
sein.  De  sa  main  restée  libre,  elle  tenait  un 
panier  aux  anses  rafistolées,  avec  de  la  ficelle  : 
il  faisait  un  trait  d'union  entre  elle  et  son 
«  plus  grand  »  qui  s'accrochait  au  bord  de  la 
caduque  corbeille.  Comme  dans  la  boutique  le 
garçon  se  penchait,  pauvre  singe,  sur  un  sac 
de  noix. 

—  Ne  touche  pas  à  ça,  Filou  !  dit  la  mère 
presque  doucement. 

Alors  l'enfant  reporta  ses  yeux  bleus  sur  un 
bocal  de  sucres  d'orge  :  jaunes,  verts,  rouges, 
blancs,  ils  faisaient  du  cristal  un  tronçon  d'arc- 
en-ciel. 

La  bonne  épicière  en  prit  un,  cassé  d'ailleurs, 
l'offrit  au  gamin,  dont  les  prunelles  brillèrent. 

Mais  la  mère  arrêta  la  main,  déjà  tendue,  du 
petit  : 

—  Laisse  ça,  Filou  !  Tu  n'as  pas  de  sous  ! 


LA    SOUVERAINE    MISÈRE  65 

—  Je  le  lui  donne,  riposta  la  marchande. 

—  Et  moi  je  refuse,  dit  la  femme,  coupant 
d'un  regard  l'insistance  de  l'épieière. 

Elle  ajouta  alors  d'un  ton  sec  : 

—  Je  veux  trois  harengs  saurs,  laites. 

—  Voilà  ! 

Les  poissons  s'étalèrent,  bronzés  et  dorés,  sur 
le  gros  papier  jaune,  dont  il  y  avait  un  tas  au 
coin  du  comptoir. 

—  Et  maintenant,  continua  la  femme,  un  litre 
de  «  petits  nains  »  à  quatre  sous. 

—  Ils  cuisent  tout  seuls,  déclara  l'épieière 
pour  dire  quelque  chose. 

Elle  passa  le  plat  de  sa  main  sur  la  mesure 
trop  pleine  :  quelques  haricots  retombèrent  dans 
le  sac  avec  un  bruit  de  grêle. 

La  femme  paya  et  puis  sortit. 

Ainsi  les  bavardes  échouèrent  dans  leur  cu- 
riosité. L'échec  ranima  leur  colère  contre  cette 
vagabonde,  qui  faisait  «  la-,  fière  »  et  affectait 
toujours  en  passant  parmi  elles  d'appeler  ses 
garçons  par  leurs  sinistres  noms. 

—  Voyou  ! 

—  Filou  ! 

—  Quand  ils  auront  dix  ans  de  plus,  malgré 
leurs    regards   bleus    comme    celui   des  anges, 


66  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

prophétisa  Madame  Caillet,  ce  sera  des  oiseaux 
qu'il  ne  fera  pas  bon  rencontrer  au  coin  d'un  bois  ! 

Quatre  mois  se  passèrent  ainsi. 

Comme  la  patiente  scie  de  l'homme  avait  fini 
de  grincer  sur  la  dernière  pierre  du  chantier, 
qui  attenait  au  cimetière,  il  la  rapporta  un  soir 
au  logis. 

Suivant  l'habitude  quotidienne,  sa  femme  et 
les  petits  étaient  allés  l'attendre  dans  les  ter- 
rains vagues  que  bordaient  à  l'horizon  les  cré- 
puscules tristes  d'octobre. 

Ils  y  virent  surgir  l'homme,  tout  blanc  dans 
sa  blouse  de  toile  :  comme  Jésus  au  calvaire, 
sur  son  épaule,  il  portait,  figurant  la  croix,  la 
lame  immense  sous  le  ciel  :  elle  était  pâle  d'avoir 
taillé  tant  de  pierres  pour  les  tombeaux. 

La  femme  s'approcha,  tendant  Voyou  tout 
blond  au  baiser  du  scieur. 

—  Soir,  papa  !  cria  Filou. 
L'homme  embrassa  les  «  gosses  ». 

—  Fini  l'ouvrage!  dit-il  un  peu  gêné  d'an- 
noncer la  mauvaise  nouvelle. 

La  femme  Derien  baissa  sa  tète  de  souveraine. 


COLOMBE,  LA  PETITE  SERVANTE 

A  ma  petite  amie  Georgette  Grimard. 


Colombe,  la  Petite  Servante. 


A  huit  ans,  Colombe  gardait  douze  oies  au 
pré,  quatre  vaches,  trois  petites  sœurs  pendues 
à  son  cotillon  noir,  et,  sur  les  bras,  un  poupon 
roulé  dans  des  loques. 

Le  vent  la  poussait. 

Elle  chantait  la  douce  Ananigous.  Près  d'elle 
les  oisillons  au  bec  jaune  cancanaient;  leur 
père,  le  grand  jars,  tendait  son  cou  droit  comme 
une  hampe  et  trompetait  pour  Perrette,  sa 
femme,  toujours  en  arrière  à  cause  de  son  gros 
ventre.  Les  vaches  meuglaient,  ruminaient  : 
leurs  pis  se  gonflaient  ainsi  que  des  cornemu- 
ses, et  puis  flic  !  flac  !  une  belle  bouse  tombait 
dans  Therbe.  Gare  de  marcher  dedans  !  C'est 
précieux  aux  pauvres  qui  l'hiver  n'ont  ajoncs  ni 


72  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

fagots  pour  chauffer  leur  four.  Quand  le  soleil 
l'aura  séchée,  Colombe  la  ramassera,  avec 
d'autres  encore,  par  ci,  par  là.  Puis,  sa  provi- 
sion faite,  elle  reprendra  son  chant. 

Tout  ça,  c'est  de  la  besogne.  Mais  Colombe 
avait  du  courage  !  Il  lui  restait  encore  du  temps 
pour  jouer  avec  les  filles  et  les  gars  qui  venaient 
écouter  sa  ritournelle  :  une  ronde  de  korrigans, 
ou  celle  du  grand  saint  Guildas,  arrivé  tout 
exprès  d'Angleterre  pour  apprendre  aux  marins 
bretons  à  saler  la  morue. 

En  dehors  de  ses  chansons,  Colombe  parlait 
bien  et  pas  trop.  Elle  savait  ce  qu'elle  disait,  et 
puis  se  taisait,  n'ayant  plus  rien  à  dire,  ce  qui 
est  très  rare  à  présent. 

Elle  était  heureuse,  autant  qu'on  peut  l'être 
quand  on  a  le  cœur  simple  et  qu'on  n'est  point 
jalouse  des  voisines.  Soupirant,  elle  regardait 
souvent  le  nuage  au-dessus  de  son  clocher  gris 
et  des  arbres  verts,  et  se  disait  : 

—  Si  je  pouvais  vivre  toujours  ici  ! 


Mais   le  bon  temps  passe.    Le   mauvais  vient 
sans  qu'on  aille  le  chercher  loin. 

Colombe,    hélas  !    grandit.    Fut-ce    un    bien, 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  73 

fut-ce  un  mal  ?  La  fin  de  l'histoire  le  dira.  Elle 
n'avait  pourtant  vieilli  que  d'un  an  chaque  année. 
Pas  moyen  de  s'y  tromper  !  Elle  naquit  en  1880 
le  jour  de  la  Nicolaïde,  la  fête  de  la  Gerbaude, 
qui  célèbre,  en  Bretagne,  la  fin  de  la  moisson. 
On  apporte  en  chantant  la  dernière  botte,  avec 
un  beau  bouquet  dedans.  Eh  bien  !  La  mère  de 
Colombe  lui  conta  souvent  que  cette  année,  la 
gerbe  ouverte,  on  trouva  la  petite  fraîche  comme 
un  Jésus,  sur  une  branche  de  houx  !  Comment 
voulez-vous  dès  lors  faire  erreur  ?  On  lui  a 
même  dit  :  «  Naître  ainsi  présage  que  tu  seras 
robuste  et  pousseras  droit,  que  toute  patrie  te 
sera  bonne,  et  que  tu  sauras  te  défendre  des 
méchants  !  » 

—  Dieu  les  entende,  maman,  disait  Colombe, 
mais  je  ne  serai  jamais  si  bien  que  chez  nous  ! 

Et  songeant  à  ces  prédictions,  elle  battait  le 
beurre  avec  un  courage  mélancolique  ;  un  jour 
même  elle  pleura  au-dessus  de  la  baratte  et  le 
voisin  Le  Godec  dit  : 

—  Fille,  penses-tu  maintenant  saler  le  beurre 
avec  des  larmes  ! 

Lorsqu'elle  eut  ses  douze  ans,  on  mit  à  Co- 
lombe un  beau  voile.  Le  cœur  en  fête,  elle 
partit  à  l'église  par  les  chemins  creux,  fleuris, 


74  LE    CŒUU    DES    PAUVRES 


où  les  rayons  du  soleil  se  glissent  entre  les 
feuilles  connue  les  poissons  parmi  les  algues 
au  bord  des  roches.  Elle  chantait  un  cantique 
que  le  curé  lui  avait  appris  :  lorsqu'elle  arriva 
dans  un  grand  verger,  le  vent,  qui  soufflait  de 
la  mer,  enfla  son  voile. 

Après  la  communion,  elle  revint  avec  les  filles 
du  village. 

Sur  leur  porte,  les  vieux  lui  dirent  : 

—  Te  voilà  grande,  Colombe.  Va  falloir  gagner 
ta  vie  ! 

Ces  mots  l'inquiétèrent;  et  comme  elle  re- 
tournait seule  à  sa  chaumière,  il  lui  parut  que 
les  cloches  répétaient  en  s'éteignant  : 

—  Gagne  ta  vie  !  gagne  ta  vie  ! 

Rêveuse,  Colombe  marcha  lentement.  Elle 
heurtait  chaque  pierre  du  chemin.  C'était  pour- 
tant la  même  route  creuse  qui,  au  matin,  pa- 
raissait trop  étroite  pour  la  laisser  passer  avec 
son  cortège  de  joie.  Maintenant  ses  jambes  lui 
semblaient  trop    lourdes,  le  chemin  très  grand. 

—  Gagne  ta  vie  !  chanta  un  dernier  son  qui 
vint  mourir  dans  un  fourré. 

Gagner  sa  vie?  Qu'avait-elle  donc  fait  jus- 
qu'ici ?  Avait-elle  mendié  son  pain.'  N'avait-elle 
pas  vécu  ?  Qu'était-ce,  la  vie  ? 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  75 


En  rentrant  à  la  maison,  elle  trouva  sa  mère 
<|iii  sanglotait. 

La  pauvre  paysanne  tenait  une  lettre  du  père: 
son  bateau  avait  naufragé,  l'équipage  était  sauf! 
Et  la  bretonne  riait,  songeant  qu'elle  reverrait 
son  homme,  et  pleurait  en  même  temps  la  perte 
du  bateau  et  de  l'argent  de  la  saison  ! 

Regardant  sa  fille  de  blanc  voilée,  elle  parut 
reprendre  courage  : 

—  Enfin,  dit-elle  en  essuyant  ses  yeux,  te 
voilà  grande.  Tu  peux  gagner  ta  vie  et  même 
un  peu  d'argent  ! 

Colombe  éclata  en  sanglots  ;  elle  avait  com- 
pris : 

—  Oui,  maman,  dit-elle,  y  a  Yvonne  Le  Garic 
qu'est  partie  en  service  à  Rennes.  Elle  reçoit 
par  mois  une  pistole.  De  plus  elle  a  de  beaux 
habits,  elle  est  bien  logée  et  nourrie. 

—  Du  recteur  elle  était  la  nièce,  Monsei- 
gneur l'évèque  la  protégeait,  ma  fille,  répondit 
la  mère. 

Bref,  on  recommanda  Colombe  au  fermier, 
qui  la  savait  «  capable  ».  Mais  pour  garder  ses 
bètes,  «  l'idiot  »  suffisait.  Pourtant  il  promit  de 
parler  de  la  fillette  au  château. 

—  Ah  !  pensa  la  pauvre  Colombe,  si  je   pou- 


76  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


vais  du  moins  me  placer  au  pays  !  Je  suis  si 
petite,  quoi  qu'on  en  dise,  pour  m'en  aller  bien 
loin  !  Et  puis  là-bas!... 

Elle  se  répétait  ce  là-bas  sans  pouvoir  y 
mettre  un  nom.  Ce  là-bas  était  inconnu  d'elle 
comme  elle  l'était  de  lui  : 

—  Je  ne  serai  toujours  qu'une  hors-venue  ! 
Alors  elle  priait  : 

—  Oh  !  sainte  Malvaine ,  qui  protégez  mes 
vaches  !  Si  vous  connaissez  un  troupeau  à  gar- 
der, pensez  à  Colombe  ! 

Mais  la  sainte  ne  répondait  pas  et  plusieurs 
semaines  se  passèrent  à  préparer  un  peu  de  linge 
avec  la  mère  et  des  voisines.  Il  fallait  toujours 
bien  à  Colombe  une  chemise  au  dos  et  une 
autre  de  rechange  dans  son  paquet,  puis  deux 
paires  de  bas  ;  comme  mouchoir  elle  avait  ses 
doigts  pour  tous  les  jours  :  le  dimanche  elle 
se  servirait  du  revers  de  sa  manche.  Mais  si  on 
la  battait,  il  lui  en  faudrait  un  tout  de  même, 
pour  pleurer  !  Elle  réclama. 

Le  mouchoir  fut  accordé.  Mon  Dieu  !  Que 
d'affaires  !  On  n'en  finissait  pas  !  Aux  jours  de 
travail  sa  vieille  robe  irait  encore  :  seulement 
on  la  laverait  à  grande  eau  ;  elle  la  portait 
depuis  un  an  et  les  poupons  de  six  mois,  vous 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  77 

savez,  ça  ne  se  gêne  guère  !  Pour  voyager  et 
se  présenter  devant  le  monde  elle  mettrait  sa 
robe  neuve  :  il  faut  toujours  en  arriver  là  !  Une 
si  bonne  étoffe,  pourtant!  Elle  avait  déjà  servi 
au  mariage  de  la  grand'mère,  morte  à  quatre- 
vingts  ans  sonnés.  Maintenant,  faite  à  la  taille 
de  Colombe,  elle  était  encore  seyante,  sauf 
quelle  avait  passé.  C'est  le  défaut  du  vert  ! 

—  A  présent,  dit  la  mère,  va  te  falloir  deux 
bonnets,  deux  cols.  Sauras-tu  les  repasser  au 
moins  ? 

Colombe  répondit  qu'elle  avait  vu  faire  la  Le 
Carmure  :  un  coup  de  fer  à  la  coiffe  !  Pour  la 
collerette  on  prend  des  pailles  :  cela  se  trouve 
partout  ! 

Alors  on  ouvrit  l'armoire  où  étaient  enfer- 
més, depuis  plus  de  vingt  ans,  les  bonnets  de  la 
mère  quand  elle  était  petite. 

—  Dieu  soit  loué  !  dit  Colombe.  Je  n'irai  pas 
nu-tête. 

Du  même  meuble  on  sortit  un  tablier  de  soie 
noire,  un  peu  coupé  aux  plis,  mais  si  brillant  : 
il  avait  deux  poches  :  Colombe  plongea  ses  me- 
nottes dans  leurs  fentes  et  pensa  à  la  joie  qu'elle 
aurait  à  y  glisser  la  pistole  gagnée  ! 


78  LE    CŒUR    DES    PAUV1ŒS 


Un  matin  le  fils  à  la  Le  Carmure  vint  chercher 
Colombe  dans  le  chaume  où  elle  glanait  en 
gardant  ses  oies  et  ses  vaches.  Il  faisait  de 
grands  gestes  avec  ses  bras  et  la  petite  vit  qu'il 
se  passait  une  chose  extraordinaire. 

—  Vite  !  vite  !  clama  le  gars.  Il  faut  partir 
pour  Paris  ! 

Colombe  devint  blanche  ;  elle  appela  sa  sœur 
Jeanne  qui  surveillait  le  sommeil  du  poupon,  à 
l'ombre  d'une  meule  ;  elle  l'embrassa  et  dit  : 

—  Remplace-moi.  Garde  les  douze  oies,  les 
quatre  vaches  et  le  veau  qui  va  naître.  A  ton  âge 
il  y  a  beau  jour  que  j'aidais  notre  mère  à  l'ou- 
vrage. A  présent,  c'est  fini  !  Il  faut  que  j'aille 
gagner  ma  vie  là-bas,  tout  là-bas,  à  Paris... 

Elle  acheva  dans  un  sanglot  et  baisa  tous  les 
petits,  qui  se  mirent  à  pleurer. 

Puis  chaque  vache  eut  une  caresse.  La  Rous- 
sotte,  qui  allait  vêler,  reçut  un  baiser,  juste 
entre  les  deux  yeux. 

Et  Colombe  s'en  courut. 

Au  seuil  do  la  maisonune  dame  attendait,  sous 
une  ombrelle  rouge. 

—  C'esl  ça  la  petite?  demanda- t-elle  envoyant 
Colombe. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  "79 

—  Oui,  madame  répondit  la  mère. 

—  Et  vous  croyez  qu'elle  sera  assez  forte 
pour  porter  un  enfant  et  en  soigner  deux 
autres  ? 

—  Oh  oui,  Madame  ! 

—  Alors  vous  m'assurez  qu'elle  est  nourrice 
sèche.  Peut-on  voir  son  nourrisson  ?  demanda 
la  dame  défiante. 

—  Il  est  au  champ  avec  les  bêtes,  madame  ! 
Si  vous  voulez  venir  jusque-là  ? 

On  se  mit  en  marche.  Chemin  faisant,  Colombe 
regarda  la  citadine  :  elle  était  maigre,  avec  les 
traits  tirés,  un  nez  en  bec  d'oiseau,  un  œil  dur 
qui  se  fixait  au  loin,  comme  s'il  n'eût  point 
voulu  regarder  des  pauvresses. 

—  Arrive-t-on  bientôt  ?  demanda  l'étrangère 
avec  un  air  las. 

—  Nous  y  sommes,  Madame. 

Dans  l'herbe,  berceau  vert,  à  l'abri  d'une 
«  divise  »,  le  petit,  comme  pour  la  parade,  tétait 
son  biberon  à  demi  plein  de  lait  tiède. 

La  bourgeoise  tàta  la  bouteille  : 

—  C'est  chaud  à  point,  dit-elle.  Mais  l'enfant 
est  bien  sale. 

—  Ce  n'est  point  la  faute  à  Colombe,  madame. 
Nous  sommes  pauvres  en  habits  ! 

5* 


80  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  Voyons  comment  elle  s'y  prend  pour  em- 
maillotter,  dit  la  dame. 

Colombe  devint  toute  rouge  : 

—  Pourvu  que  Pierre  n'ait  pas  fait  pipi  dans 
son  maillot,  se  dit-elle. 

Elle  s'assit  par  terre,  renversa  le  poupon  sur 
ses  genoux  et  ôta  deux  ou  trois  épingles.  Elle 
ouvrit  le  lange,  puis  la  couche  (ah  !  son  cœur 
battait  !)  Alors  elle  prit  dans  sa  main  les  talons 
roses  du  marmot,  dont  elle  leva  les  jambes  en 
l'air,  et  elle  lui  mit  la  tête  un  peu  en  bas.  Tout 
cela  fut  accompli  si  doucement  que  Pierre  ne 
s'était  point  arrêté  de  téter  ! 

—  Ah  !  le  bel  enfant  !  dit  la  dame. 

Très  flatté,  le  petit  fît  pipi  en  l'air.  Colombe 
rapidement  se  leva,  lui  accota  le  dos  à  son 
giron,  l'assit  ferme  dans  ses  deux  mains  :  la 
couche  était  sauvée. 

—  Ah!  fit  la  dame,  rassurée  sur  le  savoir-faire 
de  Colombe. 

—  C'est  entendu,  reprit-elle,  je  vois  qu'elle 
fera  l'affaire.  Pour  les  conditions,  voici  :  je  paie 
son  déplacement.  Le  premier  mois  es!  pour 
l'apprentissage.  Il  faudra  qu'elle  fasse  les  pe- 
tites savonnées  du  bébé,  qu'elle  lave  la  vais- 
selle, allume  les  feux,  s'occupe  un  peu  de  ménage. 


COLOMBE,    LA    PETITi;    SKRVANTE  81 

Le  reste  du  temps,  elle  pourra  jouer  avec  les 
enfants  :  c'est  de  son  âge  !  En  plus  de  son 
entretien,  je  lui  donnerai  cinq  francs  pendant 
les  six  premiers  mois,  et  je  l'augmenterai  en 
raison  de  l'ouvrage. 

—  C'est  entendu,  Madame.  Et  puisque  c'est 
notre  curé  qui  la  place,  je  dormirai  tranquille. 

Et  la  paysanne  ajouta  : 

—  Ah  !  c'est  pourtant  bien  triste  de  voir  partir 
sa  fille  au  loin  !  Vous  comprenez  ça,  vous,  Ma- 
dame, qui  êtes  mère  aussi. 

La  bretonne  pleurai  tout  plein  son  tablier, 
qu'elle  tenait  par  le  coin  pour  se  frotter  les  yeux. 

—  Que  voulez-vous,  ma  pauvre  femme,  dit  la 
bourgeoise,  il  faut  bien  se  résigner  à  les  voir 
partir  quand  on  ne  peut  pas  les  nourrir  à  rien 
faire  !  Mais  rassurez-vous,  je  ferai  une  travail- 
leuse de  votre  fille.  En  outre,  chez  nous,  elle 
pourra  accomplir  ses  devoirs  religieux,  ce  qui 
est  à  considérer  ! 

On  marcha  un  peu  en  silence,  puis  la  dame 
demanda  tout  à  coup  : 

—  Sait-elle  cirer  les  souliers  ? 

—  Ici,  Madame,  c'est  du  suif  qu'on  y  met, 
répondit  la  mère. 

—  Je  sais  comment   on   fait,   interrompit  Co- 


82  LÉ    CŒUK    DES    PAUVHES 

lombe    très    fière.    Sur    le    cuir    ou    étend    du 
cirage,  qui  est  dans  une  petite  boite  en  fer.  On 
crache  dessus,  on  frotte  la  chaussure,  puis  après 
on  brosse  ferme  et  ça  brille  ! 
La  dame  sourit  : 

—  C'est  ce  soir  que  nous  partons,  dit-elle.  Et 
demain  matin  nous  serons  à  Paris.  Amenez-la  au 
château,  où  je  suis,  bonne  femme  !  Peignez-la 
bien  surtout,  car  il  paraît  qu'ici... 

La  bourgeoise  fit  un  geste  de  dégoût,  et  elle 
conclut  : 

—  Allons,  au  revoir,  bonne  femme  ! 
Colombe   et   sa  mère   la  suivirent  du  regard  : 

elle    marchait    lentement,   faisant   tourner    son 
ombrelle  sous  le  ciel  bleu  très  doux. 


Enfin,  la  voilà  à  Paris,  la  pauvre  Colombe.  On 
a  pris  un  fiacre  à  la  gare  Saint-Lazare  :  Madame, 
les  deux  enfants  et  Charly;  le  petit  chien,  sont 
montés  dedans.  Colombe  s'installe  près  du 
cocher. 

—  Place  de  la  Bastille  !  dit  la  dame. 

—  En  v'ià  une  course!  grogne  le  cocher  par 
habitude. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  83 

La  voiture  s'ébranle,  et  le  cheval  trottine 
cahin-caha  à  travers  les  rues  encombrées  de 
véhicules  et  de  gens. 

—  Comme  il  y  a  du  monde  !  se  dit  Colombe. 
Tout  à  coup,  un  grand  bâtiment  surgit,  entouré 

de  balustrades,  avec  des  colonnes  roses  et  de 
grands  oiseaux  verts,  très  bizarres  ;  des  che- 
vaux d'or  se  cabrent  au-dessus  du  toit.  Il  y  a 
de  beaux  escaliers,  larges,  et  presque  blancs, 
devant  les  portes. 

—  Oh  !  fait  Colombe. 

—  C'est  l'Opéra,  dit  le  cocher. 

—  Que  fait-on  là-dedans  ?  demanda  la  Bre- 
tonne. 

—  Ce  soir  on  joue  Roméo  et  Juliette,  et 
demain  Faust,  répondit  l'automédon  d'un  air 
malin. 

Colombe  ne  comprit  pas  bien.  Elle  regardait 
les  boulevards,  avec  les  omnibus  jaunes  qui 
sonnent,  la  foule  qui  grouille  sous  les  arbres,  et 
les  grandes  lettres  des  réclames. 

—  C'est  des  rues,  ça  ?  dit-elle. 

—  Là,  c'est  le  boulevard  des  Capucines,  et 
là-bas  celui  des  Italiens. 

Près  des  halles,  l'enfant  fut  émerveillée  par 
d'immenses  tas   de   choux-fleurs.   Ils  lui  firent 


84  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


penser  au  pays.  Peut-être  qu'ils  venaient,  comme 
elle,  de  là-bas  ! 

Le  cocher  expliqua,  désignant  les  choses  du 
bout  de  son  fouet  : 

—  Voilà  la  boucherie,  voilà  la  volaille,  voilà 
les  légumes,  voilà  les  fleurs,  voilà  les  couronnes 
de  cimetière  ! 

—  Qui  est-ce  qui  peut  manger  tout  ça  ?  de- 
manda Colombe  un  peu  ahurie. 

—  Dame  !  Nous  sommes  plusieurs  millions  à 
Paris  !  répliqua  le  cocher  avec  orgueil. 

Colombe  regarda  encore  les  étalages,  les  las 
sur  le  carreau,  les  porteurs  avec  leurs  feutres 
gris,  et  les  marchands  de  poissons  qui  ont  du 
rouge  à  leur  tablier  blanc. 

—  Ce  n'est  pas  aussi  beau  que  l'Opéra,  dit-elle. 

—  Non,  mais  c'est  plus  utile,  déclara  mali- 
cieusement l'automédon. 

On  prit  la  rue  des  Francs-Bourgeois,  puis 
celle  du  Pas-de-la-Mule.  Les  maisons  sales  se 
dressaient  hautes  à  cacher  leciel.  Ce  n'était  que 
cela,  Paris  !  Colombe  s'attendait  à  voir  une 
grande  ville  toute  dorée  comme  l'autel  de  la 
Vierge  où  elle  avait  prié  à  Notre-Dame-d'Auray. 

Déçue,  elle  devint  un  peu  triste.  Enfin  on 
déboucha  au  boulevard  Beaumarchais.  Là,  c'était 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE 


plus  beau  !  Mais  Colombe  trouva  tout  à  fait 
admirable  la  grande  colonne  droite,  au-dessus 
de  laquelle  un  ange,  haut  comme  un  homme, 
un  pied  posé  sur  une  grosse  boule,  bat  des 
ailes  pour  s'envoler  au  paradis. 

Colombe  avait  déjà  vu  des  anges  à  l'église, 
en  rêve,  et  même  au  cimetière,  où  son  petit 
frère  et  sa  grand'mère  sont  enterrés.  Mais 
toujours  leurs  cheveux  étaient  peignés,  frisés 
ou  lisses.  Tandis  que  celui-ci  était  huppé,  comme 
les  poules  du  château  ou  les  alouettes  qui  mar- 
chent au  printemps  sur  les  routes. 

Elle  rit  tout  haut  : 

—  C'est  drôle  un  ange  huppé,  dit-elle. 

—  Quel  ange  ?  demanda  le  cocher. 

—  Là,  au-dessus,  répliqua  la  fillette. 
Le  cocher  pouffa  de  rire  : 

—  Ça,  un  ange  !  C'est  le  génie  de  la  Bastille, 
qu'a   brisé   les  chaînes   des  prisonniers  ! 

Le  cocher  riait  tellement  qu'il  faillit  écraser 
un  homme  : 

—  Et  puis,  c'est  pas  une  huppe,  dit-il,  c'est 
une  étoile  ! 

—  Une  étoile?  dit  la  fillette. 

—  Oui,  c'est  trop  long  à  t'expliquer.  Nous 
voilà  arrivés  ! 


86  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


La  voiture  s'arrêta  devant  une  belle  maison 
haute  et  ronde  comme  une  tour. 

C'était  là  que  Colombe  allait  demeurer. 

Tout  le  monde  descendit  du  fiacre.  Le  chien, 
avant  de  monter  au  «  quatrième  »  leva  la  patte, 
d'abord  le  long  d'un  arbre,  ensuite  sur  une  belle 
hottée  de  cresson  de  fontaine  qu'un  maraîcher 
venait  de  déposer  près  d'un  réverbère. 

Puis  on  s'engagea  dans  l'escalier  avec  les 
malles  et  les  paquets. 

Colombe  marchait  derrière  les  autres:  avec  ses 
gros  souliers  elle  avait  peur  de  salir  les  mar- 
ches aussi  bien  cirées  que  l'armoire  de  sa  mère, 
à  laquelle  il  était  défendu  de  toucher,  même 
avec  les  doigts. 

Enfin  elle  arriva  la  dernière  au  quatrième 
étage.  Les  portes  à  boutons  dorés  étaient  ou- 
vertes sur  le  palier  :  elle  franchit  le  tapis  sans  y 
mettre  le  pied  et  pan  !  tomba  en  arrière,  car  elle 
avait  glissé  sur  le  parquet,  brillant  à  s'y  mirer. 

Les  enfants  et  la  mère  qui  la  regardaient  venir 
de  l'entrée  du  salon  s'esclaffèrent. 

Comme  elle  n'avait  pas  de  mal,  Colombe  ril 
aussi. 

—  Ma  fille,  lui  dit  la  dame  un  peu  sévère,  il 
esl  inutile  de  rire  quand  nous  rions! 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  87 

Alors  Colombe  pleura. 

—  Il  ne  faut  pas  pleurer  non  plus,  reprit  la 
dame,  mais  vous  tenir  à  votre  place  ! 

Elle  ajouta  au  bout  d'un  instant  : 

—  Allez  à  la  cuisine  !...  Par  ici  ! 
Colombe  la  suivit. 

—  Mettez  de  l'eau  au  feu  pour  le  thé. 

—  Où  qu'est  le  puits,  Madame  ? 

—  Vous  prenez  l'eau  ici,  au-dessus  de  l'évier, 
dit  la  dame  très  grave  en  mettant  la  bouillotte 
sous  le  robinet. 

Colombe  était  émerveillée  :  ce  n'est  pas  si 
fatigant  que  de  tirer  la  corde  avec  le  seau  au 
bout! 

—  Où  qu'on  trouve  le  bois,  s'il  vous  plait, 
que  j'allume  le  feu?  demanda-t-elle. 

—  C'est  au  gaz  que  je  fais  la  cuisine,  répondit 
la  maîtresse. 

Elle  s'approcha  du  fourneau  avec  une  allu- 
mette enflammée  à  la  main  : 

—  Regardez  bien,  Colombe,  comment  je  vais 
faire.  D'abord  vous  tournez  cette  clef  au-dessus 
du  tuyau,  puis  celle-ci.  Et  vous  approchez  l'al- 
lumette ! 

Pouf!  La  flamme  gronda  et  jaillit  au  long  des 
becs.   Colombe  eut   peur   de   l'explosion.    Puis, 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


voyant  le  gaz  brûler  sous  la  bouillotte,  qui  déjà 
chantait  : 

—  Mais,  Madame,  risqua-t-elle  timidement, 
quand  tout  l'gaz  qu'est  dans  le  tuyau  sera  usé, 
où  est-ce  que  j'en  reprendrai  ? 

—  Est-elle  sotte  !  dirent  les  deux  enfants  qui 
regardaient  à  la  porte. 

Non,  elle  n'était  pas  sotte,  la  petite  bretonne! 
Au  bout  de  huit  jours  elle  avait  tout  compris 
pour  les  soins  du  ménage.  Elle  devina  aussi 
que  sa  maîtresse  n'avait  pas  le  cœur  tendre, 
que  Monsieur  était  bon,  le  petit  garçon  mé- 
chant (il  s'appelait  Hector).  La  petite  fille, 
Suzanne,  se  montrait  un  peu  fîère,  mais  au  fond 
gentille  :  parfois,  au  soir,  quand  il  se  faisait 
tard,  sans  en  avoir  l'air,  elle  rangeait  la  vais- 
selle au  dressoir,  puis,  dans  le  buffet,  le  pain, 
le  thé,  les  fruits,  les  gâteaux  :  souvent  elle 
donnait  un  bonbon  à  Colombe,  et  la  petite  ser- 
vante le  mangeait  dans  son  lit. 

Un  matin,  madame  se  déclara  très  contente 
de  la  sagesse  des  enfants  et  des  progrès  de 
Colombe  qui  avait  réussi  un  poulet  rôti  à  la 
broche  ;  elle  décida  que  tous  iraient  au  Jardin  des 
Plantes.  C'était  tout  à  côté:  le  pont  à  traverser  ' 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  89 

Colombe  mit  son  beau  bonnet  blanc,  sa  robe 
verte  et  son  tablier  de  soie,  dont  la  bavette  fut 
attachée  aux  coins  par  deux  épingles  à  tète  de 
corail  :  elles  avaient  bien  coûté  dix  sous  à  sa 
marraine  !  Ainsi  mise,  dans  sa  chambre,  la 
petite  rustaude  se  regarda  au  débris  de  miroir 
posé  sur  sa  tablette  :  il  lui  sembla  que  ses 
joues  étaient  déjà  moins  rouges  au-dessus  de 
son  col. 

Lorsqu'elle  parut,  Suzanne  s'écria  : 

—  Est-elle  belle  ! 

Hector  eut  l'air  de  partager  l'avis,  ce  qui  était 
bien  rare  ! 

La  mère  objecta  qu'il  fallait  des  gants  à  la 
bonne  pour  accompagner  les  enfants  ;  bien 
qu'on  fût  en  été,  elle  donna  à  Colombe  des 
mitaines  noires  qui  avaient  servi  l'hiver  à 
Suzanne. 

Et  l'on  se  mit  en  route. 

A  la  porte  du  jardin,  M""'  Barbelet  acheta 
du  pain  pour  les  bètes,  des  noisettes  pour  les 
singes  et  des  sucres  d'orge  aux  enfants.  Et  la 
petite  troupe  parcourut  les  allées  bordées  de 
grillages  et  empuanties  par  l'odeur  des  fauves. 

Jolie  journée  ! 

L'éléphant    fut    particulièrement    gracieux    à 


90  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

l'égard  de  Colombe  :  sa  trompe  se  baissait  vers 
la  menotte  rouge  de  l'enfant,  qui  avait  ôté  son 
gant  de  crainte  qu'il  ne  fût  emporté  en  même 
temps  que  le  pain.  La  paysanne  s'amusait  beau- 
coup de  voir  l'immense  animal  présenter  les  mor- 
ceaux à  sa  bouche  :  une  si  drôle  de  petite  bou- 
che, qui  avait  l'air  d'être  placée  sous  une  queue! 
Les  chameaux  aussi  l'étonnèrent  beaucoup. 
Elle  en  avait  vu  un,  sur  la  couverture  de  son 
cahier  d'école,  mais  elle  n'aurait  jamais  cru  que 
c'était  si  gros,  ni  que  cela  pût  se  mettre  à 
genoux,  comme  des  chrétiens  devant  le  Saint 
Sacrement  ! 

Aux  ours,  Suzanne  raconta  la  fameuse  histoire 
de  la  nourrice  qui  laisse  tomber  son  nourrisson 
dans  la  fosse.  Colombe  frémit,  et  voulut  savoir 
lequel  de  ces  monstres  à  dents  jaunes,  avait 
mangé  l'enfant. 

—  Le  gros  noir,  répondit  Suzanne  sans  hésiter. 

—  Hé  bien,  dit  la  servante,  quand  je  porterai 
le  petit  de  madame,  jamais  je  ne  viendrai  par 
ici.  Je  lui  ferai  voir  les  gazelles,  les  brebis  et 
l'éléphant. 

Elle  regardait  avec  envie  les  nourrices  qui  se 
prélassaient,  avec  des  poupons  couverts  de 
dentelles  sur  leurs  bras  :  elles  avaient  des  bon- 


COLOMBE.     LA    PETITE    SERVANTE  91 

nets  qui  resplendissaient  comme  la  sainte  Eu- 
charistie et  d'où  tombaient  sur  leur  dos,  et 
jusqu'à  leurs  talons,  des  rubans  larges  de  toutes 
les  couleurs. 

—  Je  voudrais   être  ainsi,  se  disait  Colombe. 

—  Ah  !  les  singes  !  s'écria  Suzanne. 

On  était  devant  leur  cage  :  ils  criaient,  cro- 
quaient des  noisettes,  s'épuçaient,  grimpaient 
colères  le  long  des  barreaux,  agrippaient  des 
cordes,  montraient  des  dents  blanches  et  des 
derrières  rouges. 

—  Que  c'est  amusant  !  On  dirait  de  petits 
hommes  ! 

Mais  un  gardien  cria  : 

—  On  ferme  ! 

Ce  fut  pour  Colombe  le  jour  mémorable  de 
sa  vie.  Le  curé  de  son  pays  avait  bien  prêché, 
un  dimanche,  que  la  plus  belle  journée  de 
l'existence  est  celle  de  la  première  communion, 
mais  Colombe  se  rappelait  qu'elle  avait  pleuré, 
dès  le  matin  :  aujourd'hui  elle  avait  tellement 
ri,  qu'elle  sentait  sa  bouche  plus  grande  et  ses 
\  eux  plus  petits. 

*      + 

Enfin  le  nourrisson  attendu  chez  Mrae  Bar- 
belet  arriva. 


92  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Sans  crier  gare,  il  tomba  du  ciel,  dans  son 
berceau. 

Colombe  le  trouva  très  bien  avec  sa  face 
large  et  sa  tête  ronde  et  nue  comme  une  boule. 
On  l'appela  Philogène-Achille  :  ainsi  l'avait 
voulu  le  parrain,  un  oncle  de  Madame,  qui  était 
notaire,  rue  Saint-Bienheuré,  à  Vendôme. 

—  Un  nom  stupide  !  déclara  M.  Barbelet. 

—  Que  veux-tu  ?  répliqua  Madame.  Il  ne  faut 
pas  contrarier  l'oncle.  Tu  sais  qu'il  est  riche  et 
n'a  point  d'enfant  ! 

Colombe  aima  bientôt  Achille  avec  tendresse  ; 
maternellement,  elle  le  regardait  s'étirer  sur  le 
beau  tablier  qu'on  lui  avait  acheté  en  prévision 
de  l'arrivée  du  nouveau  maître.  Elle  coupait  le 
lait  d'un  peu  d'eau  bouillie,  et  veillait  à  ce  que 
le  biberon  fût  toujours  propre  et  d'une  égale 
température,  afin  que  le  poupon  n'eût  point  de 
coliques  !  Si  bien  qu'Achille  poussait  comme  un 
chou  ! 

Au  bout  de  neuf  jours,  il  fut  décidé  que  le 
bureau  du  père  deviendrait  provisoirement  la 
chambre  du  petit.  On  y  installa  le  berceau,  tout 
blanc,  avec  un  grand  nœud  bleu  :  ses  rubans 
chantaient  «  frou-frou  »  à  l'oreille  de  la  petite 
bretonne  toutes  les  fois  qu'elle  sr  penchait  pour 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  93 


surveiller  le  sommeil  du  marmot.  Puis  on  fît 
<l lutter  à  la  bonne  sa  vilaine  chambre  obscure  : 
son  «  lit-cage  »  fut  placé  dans  un  coin  de  la 
belle  pièce  aux  murs  tendus  de  papier  doré, 
où  pendaient  des  tableaux  accrochés  à  des 
rosaces  de  cuivre.  L'un  deux  représentait  un 
paysage  breton  où  tournaient,  dans  un  ciel 
pommelé,  les  ailes  d'un  moulin  à  vent  tout 
pareil  à  celui  des  Lemeur,  qu'on  voit  de  chez 
Colombe.  Parfois  le  matin,  en  ouvrant  les  yeux, 
elle  regardait  la  peinture  et  se  croyait  au  pays  : 
un  vagissement  la  tirait  de  sa  rêverie.  Vite, 
elle  sautait  du  lit,  sur  un  tapis  plus  doux  que 
les  chaumes  où  parfois  elle  avait  blessé  ses 
pieds  jusqu'au  sang,  et  elle  berçait  Achille 
avec  une  chanson  de  matelot  ou  un  très  vieux 
noël. 

Au  bout  de  deux  semaines,  lanière,  qui  avait 
été  malade  de  joie,  se  leva  ;  elle  s'étonna  devant 
le  tas  de  linge  qu'avait  souillé  l'enfant. 

—  Ah  !  ma  fille  !  que  vous  êtes  sale  !  s'écria- 
t-elle. 

—  Mais,  Madame,  répondit  Colombe,  il  faut 
bien  que  le  mignon  soit  tenu  propre,  car  il 
aurait  des  «  échaubouillures  a  au  derrière! 

La  dame   quitta   la   chambre  et  revint  tenant 


04  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

avec  importance  un  petit  pot  en  porcelaine, 
profond,  à  bords  plats,  et  tout  pareil  à  un  cha- 
peau de  pierrot. 

Elle  expliqua  à  Colombe  qu'elle  devait,  en 
nourrice  bien  apprise,  toutes  les  fois  que  le 
petit  pleurait,  fixer  le  pot  dans  son  giron  et 
assoir  dessus  le  bébé. 

Colombe  ne  manqua  plus  à  ce  nouveau  devoir. 
Bientôt,  habitué  à  l'usage,  Achille  se  mettait  à 
rire  quand  la  bonne  montrant  l'objet,  moitié 
coiffure  et  moitié  pot,  chantait  : 


Turlututu,  chapeau  pointu 


Au  bout  de  quelques  mois,  le  poupon  rendi 
bien  sa  tendresse  à  la  nourrice.  Quand  d'autres 
voulaient  le  prendre,  il  s'accrochait  au  cou 
de  la  fillette,  avec  ses  deux  petits  bras.  Pour 
Colombe,  il  sortait  ses  plus  belles  risettes.  La 
mère  ne  pouvait  se  fâcher,  quoiqu'elle  fût  un 
peu  jalouse. 

Le  baptême  approchait.  Achille  avait  six  mois 
et  deux  dents.  L'oncle  de  Vendôme  vint  pour 
la  fête.  Colombe  admira  les  lunettes  d'or  du 
provincial  et  sa  bonne  mine  sous  ses  cheveux 
blancs  : 

—    Voilà  donc    Philogène-Achille,   dit-il  en 


. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  95 


prenant  le  poupon  qui  se  mit  à  hurler  de  colère. 

—  Tu  mérites  ton  nom  d'Achille,  mon  gai- 
cou,  continua-t-il. 

Il  remit  le  gamin  à  la  bonne. 

—  Le  gars,  dit-il,  ne  se  laissera  pas  marcher 
sur  les  pieds  !  Et  il  aura  raison  !  Soigne-le 
bien  ! 

Riant,  il  prit  le  menton  à  Colombe  qui  fut 
très  fière. 

Monsieur  Barbelet  trouva  qu'il  était  temps  de 
faire  un  cadeau  à  la  nourrice.  Lui-même,  de  sa 
bourse,  lui  donna  vingt  francs  :  un  louis  d'or 
tout  neuf  qui  flamba  clair  dans  la  main  rouge 
de  la  fillette. 

Un  louis  ! 

Cordiale  et  simple,  Colombe  pensa  tout  de 
suite  qu'il  brillerait  plus  fort  là-bas  et  réchauf- 
ferait un  peu  le  pauvre  nid.  Là-bas  !  Un  triste 
«  là-bas  »,  aujourd'hui,  sans  feu  ni  flamme  peut- 
être!  L'hiver  est  rude  en  Bretagne  :  souvent  la 
pluie,  parfois  la  neige,  toujours  le  vent  !  Ce 
n'est  pas  le  vent  de  Paris,  qui  retrousse  les 
jupes  pour  rire  :  en  Armorique  il  hurle  tout  le 
jour  et  plus  fort  la  nuit,  il  pleure  sous  les  por- 
tes et  dans  les  grandes  cheminées  où  agonisent 
des    fumerolles    qui    font    couler    les    yeux.    Il 

ti 


96  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

arrive  du  large  comme  un  régiment  de  fan- 
tômes et  raconte  les  naufrages  !  Colombe  se 
rappelle  :  par  de  telles  nuits,  on  claque  des 
dents  autant  de  faim  que  de  froid,  et  plus  de 
peur  que  de  faim  ! 

Et  si,  au  milieu  de  ces  transes  nocturnes,  une 
pièce  d'or  était  tombée  du  ciel?  Mieux  que 
l'étoile  du  berger,  mieux  que  le  soleil  levant 
elle  eût  éclairé  l'ombre  de  la  cheminée  et  les 
âmes  tristes  ! 

Dame  !  Ce  n'eût  point  été  long  !  Pour  faire 
des  galettes  aux  enfants,  vite  la  mère  serait 
allée  chez  le  voisin  (fût-ce  en  plein  soir!)  ache- 
ter la  farine  et  les  œufs.  Avec  l'argent,  on  a  ce 
qu'on  veut  !  Et  puis,  la  pâte  fouettée  dans  une 
écuelle  de  bois,  la  brave  paysanne  eût  allumé 
un  bon  feu  avec  les  «  tricques  »  d'un  fagot, 
cassées  en  deux  d'un  seul  coup,  sur  le  genou. 
Le  feu  eût  flambé,  crépité  autour  de  la  grande 
poêle  ronde;  sitôt  le  beurre  fondu,  on  y  eût 
versé  la  pâte,  parfumée  d'une  goutte  d'eau  «  de 
fleur  d'oranger  »  :  pourquoi  donc  se  gêner 
quand  on  est  riche  ?  Et  puis,  houp  !  houp  !  un 
coup  sec  sur  la  queue  de  la  poêle  :  la  galette 
saute  ! 

Ainsi  songeait  Colombe. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  97 

—  Où  êtes-vous  donc  ?  lui  demanda  monsieur 
Barbelet. 

—  Chez  nous,  dit-elle  simplement. 

M.  Barbelet  se  mit  à  rire.  Cela  encouragea  la 
fillette  : 

—  Oh!  monsieur,  dit-elle,  je  voudrais  envoyer 
votre  pièce,  et  deux  autres  en  argent  (cela  ferait 
30  francs)  en  Bretagne  ! 

—  Mais  c'est  possible,  dit  M.  Barbelet. 

—  Oh  oui  !  Si  le  père  n'avait  pas  naufragé, 
avec  ça  et  encore  un  an  de  mes  gages,  nous 
aurions  pu  acheter  un  champ  ! 

—  Ce  sera  pour  une  autre  année  !  répliqua 
le  bourgeois. 

Alors  Colombe,  un  peu  embarrassée,  ajouta  : 

—  Seulement  pour  mettre  l'adresse  je  ne  sais 
pas  assez  écrire. 

—  Je  m'en  charge,  dit  le  monsieur.  Cela 
arrivera  après-demain. 

A  ce  moment-là  (il  était  5  heures  de  relevée), 
le  nourrisson  se  réveilla.  Colombe  le  berça, 
chantant  sur  un  air  de  cloches  : 

Saint-Malo  !  Saint-Servan  ! 
La  Gouesnière  et  Bonaban  ! 
Gancale  !  Cancale  ! 


98  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Achille  ferma  les  yeux.  La  bretonne  reprit  en 
sourdine  : 

Le  grand  Bé  et  le  p'tit  Bé  ! 
.L'île  Harbour  et  la  Conchée! 
Césembre  !  Césembre  ! 

Comme  l'enfant  s'était  rendormi,  avec  mille 
précautions,  Colombe  le  plaça  dans  sa  cou- 
chette; puis,  sur  la  pointe  de  ses  chaussons, 
elle  retourna  à  la  cuisine  frotter  «  ses  »  cui- 
vres :  c'était  le  lendemain  jour  de  baptême. 

Elle  astiqua  les  casseroles,  les  plats,  les 
chaudrons,  avec  énergie.  Puis  elle  les  repen- 
dit  :  les  murs  semblèrent  cuirassés  d'or  :  Co- 
lombe les  regarda,  joignant  les  mains. 

Après,  ce  fut  le  tour  de  la  pelle  et  des  pin- 
cettes, passées  au  papier  de  verre  :  elles  étince- 
lèrent  entre  les  mains  de  la  petite  bretonne  qui 
s'y  mira  comme  Jeanne  d'Arc  au  clair  de  son  épée. 

La  pauvrette  accomplissait  cette  besogne,  tout 
en  surveillant  la  marmite  qu'elle  venait  d'écu- 
mer  :  celle-ci  bouillait  comme  si  elle  eut  eu 
dans  le  ventre  les  diablotins  de  l'enfer  !  Bigre  ! 
Il  y  en  a  un  régiment!  montés  sur  des  chevaux 
ardents,  qui  vont  d'abord  au  pas,  au  pas,  au  pas 
—  ensuite  au  trot!  au  trot!  — et  puis  au  grand 


COLOMHE,    LA    PETITE    SERVANTE  99 

galop  !  x'aIi  !  les  voilà  qui  soulèvent  le  couvercle  ! 
Et  Colombe  entend  distinctement  que  les  che- 
vaux et  les  démons  disent  : 

—  Pot-au-feu  !  Pot-au-feu  !  Pot-au-feu  !  Pot- 
au-feu  ! 

La  petite  nounou  se  met  à  rire,  contente 
d'avoir  trouvé  une  histoire  pour  faire  manger  la 
soupe  à  son  nourrisson. 

Mais  : 

—  Toc  !  Toc  ! 

On  frappe  à  la  porte  ! 

Elle  ouvre  :  c'est  le  frotteur. 

—  Bonjour,  maàemoijèlle  Colombe,  dit  cet 
Auvergnat  en  posant  dans  un  coin  son  petit 
sac  de  velours  rouge,  d'où  il  tira  une  brosse, 
puis  un  morceau  de  cire  qu'il  fixa  au  bout  d'un 
long  bâton. 

Avec  l'accent  de  son  pays,  il  conta  à  la  petite 
qui  le  regardait  faire  : 

—  Je  c/mis  un  peu  en  retard  !  Oh  !  che  matin 
cha  n'allait  pas  !  67*i  je  c/mis  venu,  ché  bien 
pour  ne  pas  laic/?er  vot'  madame  dans  l'embar- 
ras. On  c/iait  bien  qu'un  jour  de  baptême,  c/m 
doit  être  propre  dans  tous  les  coins  ! 

En  parlant,  le  garçon  avait  quitté  ses  gros 
souliers  et  mis  une  paire  de  pantoufles. 

H*. 


100  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Et  le  voilà  qui  passe  partout  le  balai,  puis 
trace  des  arabesques  avec  la  cire.  Alors,  il  se 
met  à  danser  par  ci,  par  là,  de  long  en  large, 
et  puis  en  rond.  La  musique  ne  manque  pas 
pour  la  cadence  :  la  brosse  sur  laquelle  l'au- 
vergnat tient  son  pied  ronronne,  tandis  que 
l'homme  frotte,  tousse  et  sue  à  faire  pitié. 

Lorsque  Colombe  revint,  le  parquet  était 
brillant.  Elle  s'écria  : 

—  On  dirait  un  miroir  ! 

Mais  le  pauvre  frotteur  tremblait,  essoufflé,  et 
pâle  comme  un  linge  qui  sèche  au  vent  de  mer. 

—  Asseyez-vous  là,  dit  l'enfant  apitoyée. 
Elle  désigna  un  sopha  en  soie  rose,  à  fleurs 

d'or. 

Le  frotteur  s'installa,  sans  plus  de  céré- 
monie. 

—  Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  est-il  faible  !  se  dit 
Colombe.  Heureusement,  il  y  a  le  pot-au-feu  ! 
Vite,  une  tasse  de  bouillon  !  Vite  ! 

Quelquefois,  la  gamine  a  vu  sa  mère  en  don- 
ner une  «  bollée  »  à  un  voisin  malade.  Et  bientôt 
revenue  de  la  cuisine  elle  regarde  le  garçon 
boire  à  petits  coups  la  tasse  qui  réchauffe  ses 
mains,  trop  blanches  malgré  la  crasse. 

Tout    à   coup   M"1C    Barbelet,    qui    était    allée 


! 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  101 

acheter   le  repas   du   baptême,  rentra  avec  des 
paquets  enrubannés. 

Elle  ouvrit  la  porte  du  salon  : 

—  Ne  vous  gênez  pas  !  s'écrie-t-elle  d'un  ton 
si  dur  que  l'homme  faillit  lâcher  la  tasse. 

Colombe  ne  comprit  rien  à  la  mine  de  sa  mai- 
tresse  : 

—  Madame,  il  est  malade  !  J'ai  voulu  le  ré- 
chauffer. 

—  Allez  à  votre  cuisine,  petite  malheureuse  ! 
Et  apprenez  que  faire  la  charité  avec  le  bien 
d'autrui,  cela  s'appelle  «  voler  »  ! 

La  dame  continua,  s'adressant  au  frotteur  : 

—  Quant  à  vous,  sortez  !  Il  y  a  dans  l'anti- 
chambre une  banquette,  si  vous  êtes  las  ! 

L'Auvergnat,  ne  sachant  que  faire,  acheva 
d'un  coup  le  bouillon,  se  brûla  le  gosier  et 
pris  d'une  toux  lamentable,  par  habitude,  se 
remit  à  frotter.  C'était  une  contenance  :  dans 
la  cuisine,  il  entendait  Colombe  qui  sanglotait. 

Quant  il  eut  fini  sa  besogne,  il  rendit  le  balai 
à  la  bonne. 

—  Ah  !  Ch'est  un  jour  de  malheur!  Pourvu 
que  je  ne  perde  la  pratique  ! 

Lentement,  en  homme  qui  n'attend  rien  de 
bon,  il  rangea  ses  outils  dans  son  sac. 


102  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Comme  il  le  fermait,  Mme  Barbelet  parut  : 
elle  paya  le  malheureux  et  lui  donna  congé. 

—  Cela  vous  apprendra  à  vivre,  dit-elle. 
Quant  à  Colombe,  si  elle  fut  gardée,  c'était  à 

cause  du  petit  qui  ne  voulait  se  laisser  prendre 
que  par  elle. 

—  Mais  ne  vous  avisez  pas,  insista  Mm8  Bar- 
belet, de  recommencer  des  largesses  à  mes 
dépens  ! 

Ayant  dit,  la  dame  s'en  alla,  très  digne,  aider 
sa  fille:  celle-ci  rangeait  les  boîtes  de  dragées: 
il  y  en  avait  au  moins  cent,  en  satin  rose,  en 
satin  blanc,  avec  «  Philogène  Achille  »  marqué 
sur  les  couvercles  en  lettres  d'or.  C'était  le  par- 
rain qui  les  avait  commandées  chez  Boissier, 
boulevard  des  Capucines. 

—  Tout  ça  pour  donner  à  des  riches,  pensa 
Colombe.. 

Assise  dans  la  cuisine,  elle  se  dit  : 

—  Baptême  d'orgueil,  pauvre  Chichille,  mau- 
vais baptême  ! 

Le  lendemain,  Colombe  fut  plus  heureuse. 
C'était  le  jour  de  la  cérémonie.  Achille  avait 
une  pelisse  et  une  capote  bordées  de  cygne.  Les 
invités  l'admirèrent.   L'oncle  de    Vendôme,  qui 


COLOMBE,    LA    PETITE    SE11VANTE  103 


occupait  au  dîner  la  place  d'honneur,  porta  un 
toast  au  nouveau-né;  il  lui  frotta  même  les  lè- 
vres avec  du  vin  : 

—  Pour  cpie  plus  tard  il  sache  hoire,  dit-il. 
C'était  la  coutume  tourangelle. 

Colombe  fut  appelée  au  dessert  :  on  lui  offrit 
une  flûte  de  Champagne  :  elle  rougit,  but  et 
toussa. 

—  Ça  te  monte  au  nez,  dit  le  parrain. 
Elle  répondit  en  riant  : 

—  Oui,  Monsieur  !  Mais  c'est  bon  ! 

Alors  il  lui  donna  une  boite  de  dragées,  qu'elle 
mit  sous  son  bras. 

Elle  regagna  la  cuisine  ;  la  femme  de  mé- 
nage qui  lavait  la  vaisselle  lui  dit  : 

—  Tu  vas  m'offrir  des  dragées,  j'espère? 

—  Oh!  non,  Madame,  répondit  Colombe. 
Jamais  je  n'y  toucherai  ;  c'est  un  souvenir  à 
garder  toute  ma  vie  ! 


Le  temps  passa. 

L'enfant  devint  grand.  Il  avait  toutes  ses 
dents  et  les  montrait  à  Colombe  en  un  joli 
sourire  qui  venait  du  cœur.  Car  la  bonne  acca- 


104  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

parait  toutes  les  tendresses  d'Achille,  mainte- 
nant que  Suzanne  était  au  couvent.  Hector,  le 
grand  garçon  de  plus  en  plus  méchant,  torturait 
Charly,  le  chien,  qui  devenait  vieux,  avait  des 
rhumatismes  et  des  yeux  bleuâtres  !  Ou  bien  il 
taquinait  le  pauvre  Chichille,  dont  il  «  gâtait  le 
caractère  »  ;  d'autres  fois,  il  faisait  gronder 
Colombe  injustement. 

La  petite  supportait  tout  sans  se  plaindre.  A 
Pâques,  mademoiselle  Suzanne  ne  lui  avait-elle 
pas  appris  que  si,  aux  vacances,  Achille  mar- 
chait seul,  on  irait  en  Bretagne  ! 

Et  la  petite  bretonne  s'était  prise  à  espérer. 
Retourner  là-bas  !  Les  revoir  tous,  la  mère,  les 
petits  et  le  père,  s'il  n'était  point  en  Islande  ou 
ailleurs  !  Elle  aurait  la  permission  de  passer 
une  nuit  chez  elle.  Elle  foulerait  la  terre  battue 
qui  servait  de  carrelage  à  sa  chaumière,  elle 
reverrait  le  feu  d'ajoncs  dans  la  cheminée 
noire,  le  grand  lit  breton  à  deux  étages,  pareil 
à  une  armoire,  et  l'horloge  longue  comme  un 
cercueil,  qui  a  un  saint  Yves  peint  sur  son 
cadran. 

Aussi,  tenant  Achille  sous  les  bras,  elle  lui 
faisait  essayer  le  tour  de  la  cuisine.  Souvent 
elle    mettait  une   friandise   sur   une    chaise,    à 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  I0S 


deux  pas  :  le  petit  gourmand,  accroché  par  le 
coin  de  sa  robe,  s'élançait  pour  aller  la  prendre  ; 
grâce  à  la  chaise  il  ne  tombait  point. 


Le  10  septembre,  Achille  eut  un  an.  Le  matin, 
la  famille  s'assembla,  et  devant  elle,  Colombe 
ouvrit  les  bras  à  deux  battants  :  le  gamin  tra- 
versa seul  la  chambre  pour  aller  près  de  M. 
Barbelet  qui  lui  offrait  un  polichinelle  rouge  et 
blanc,  avec  des  grelots. 

Achille  prit  le  jouet,  embrassa  le  père,  rapi- 
dement :  les  frimousses  roses  ne  s'attardent 
guère  aux  barbes  un  peu  rudes,  qui  piquent. 
Puis,  d'une  main  maladroite,  il  brandit  le  pan- 
tin, dont  pendaient  jambes  et  ficelles,  et  sans 
écouter  la  mère  qui  tendrement  l'appelait  pour 
lire  sa  joie  dans  ses  yeux  bleus,  il  s'élança 
vers  Colombe  et  déposa  dans  son  giron  le  joujou 
magnifique. 

Pauvre  bébé  !  D'instinct,  il  veut  partager  son 
bonheur  avec  celle  qui  chaque  jour  le  nourrit, 
chaque  soir  le  berce  et  qui  à  toute  heure  chante 
pour  lui!  Cette  tendresse  déployée  à  son  égard, 
il  veut  la  payer  d'un  coup.  Il  bégaye  et  rit!  Et 
ses  yeux  disent  : 


100  LE    CŒUlt    DES    PAUVRES 

—  Colombe,  il  est  à  toi  aussi  !  Je  t'aime  ! 
Jouons  ensemble  ! 

Mais  la  mère  se  lève  et  va  vers  son  fils.  Alors 
il  se  réfugie  près  du  pantin  et  cache  sa  tète 
blonde  dans  le  tablier  de  Colombe. 

La  petite  servante  a  beau  dire  : 

—  Chichille,  embrasse  ta  maman!  Tu  n'as  pas 
honte  ?  Un  grand  garçon  ! 

Rien  n'y  fait.  Le  bébé  reste  où  bon  lui  semble. 

—  Voyons,  Chichille  !  insiste  Colombe. 
Chichille  trépigne.   Alors  sa    mère  le    prend, 

lève  son  jupon,  et  lui  donne  une  fessée. 

—  Pardonnez-lui,  Madame,  implore  Colombe, 
c'est  son  anniversaire  ! 

Pour  toute  réponse,  elle  obtint  le  regard 
noir  et  méchant  qui  l'avait  tant  épouvantée  le 
jour  où  elle  avait  voulu  faire  la  charité  au 
frotteur. 

Madame  Barbelet  partit,  emportant  Chichille 
qui  la  frappait  et  criait  : 

—  Nounou  !  Nounou  !  Nounou  !  Je  veux 
Nounou  ! 

Colombe,  atterrée,  se  leva,  tenant  le  jouet 
effondré:  il  avait  l'air  d'avoir  été  battu  par 
Guignol,  au  théâtre  des  marionnettes.  Elle  le 
remit  à  M.  Barbelet,  en  pleurant. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  107 

—  Il  ne  faut  pas  te  désoler,  ma  fille  !  dit  le 
bourgeois. 

—  Si  Madame  allait  me  reprendre  Chichille, 
sanglota  la  fillette.  Après  tout,  c'est  à  elle  ! 
Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  ! 

Elle  regagna  la  cuisine. 

Mais  à  se  désoler  le  temps  passe,  La  pen- 
dule, qui  sonne  dix  heures,  rappelle  Colombe 
à  ses  devoirs.  Il  y  a  des  invités  :  un  ami  à  M. 
Hector,  deux  cousines.  Mlle  Suzanne  elle-même 
a  donné  à  la  petite  bonne  le  menu  du  déjeu- 
ner. Et  dans  ce  menu  se  trouve  un  secret,  que 
Suzanne  a  longuement  expliqué  à  la  mignonne 
cuisinière  en  lui  remettant  une  petite  boite 
bien  fermée. 

Ah  !  Ce  secret  !  Rien  que  d'y  penser,  Colombe 
rit,  tout  en  fourrant  une  gousse  d'ail  dans  le 
gigot,  auprès  de  l'os.  Puis  elle  épluche  un 
gros  tas  d'épinards  :  tout  un  champ  !  Ah  !  ce 
sera  long!  Aussi  elle  se  dépèche  !  A  midi  juste 
on  se  mettra  à  table  :  c'est  la  consigne  !  Comme 
le  rôti  est  gros,  il  faudra  plus  d'une  heure  pour 
Je  cuire  !  Et  vite,  vite  !  Les  feuilles  d'épinards 
tombent  dans  le  seau  d'eau  comme  secouées 
par    la     bourrasque  !    Pourtant,    ça    n'en    finit 


108  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


pas  !  Heureusement,  se  dit  Colombe,  M"° 
Suzanne  mettra  elle-même  la  table.  Un  joli 
couvert  :  la  servante  sait  que  sous  chaque  ser- 
viette il  y  aura  une  surprise.  Elle  voit  déjà  la 
figure  de  son  nourrisson,  qui,  pour  la  première 
fois,  une  serviette  au  col,  sera  assis  au  repas  : 
il  aura  une  haute  chaise  et,  au  lieu  du  biberon, 
une  timbale  d'argent! 

—  Que  ça  va  donc  être  amusant  ! 

L'eau  bout  au  grand  galop.  Dans  le  seau,  qui 
est  à  terre,  Colombe  plonge  ses  mains  rouges  : 
elle  les  retire  pleines  de  verdure  qu'elle  jette 
dans  la  marmite. 

Ouf!  Le  plus  fort  est  fait!  Maintenant  il 
s'agit  d'embrocher  le  gigot  ! 

—  Ça  y  est  ! 

Le  voici  qui  crépite  devant  le  feu  vif  ! 

—  Il  faut  arroser  ! 

Colombe  ouvre  la  rôtissoire  et  avec  une  cuil- 
ler à  long  manche  doucement  elle  fait  couler  le 
jus  salé  qui  empêche  les  coups  de  feu  et 
attendrit  la  viande. 

—  Je  suis  sauvée  !  dit-elle. 

Le  monde  arrive.  Yoiciles  cousines,  enclaire 
toilette.  On  se  réjouit  :  Chichille  est  beau  !  Sa 
sœur  l'a  habillé  tout  en  blanc  ! 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  109 


Tandis  qu'on  bavarde  dans  le  salon,  la  cuisi- 
nière, animée,  regarde  son  rôti.  Bonheur  !  le 
sang  sort  en  gouttelettes  de  rubis  !  Il  est  cuit  ! 

Heureusement  !  Car  on  se  met  à  table  et  les 
hors-d'œuvre  seront  vite  mangés 

—  Pourvu  que  ce  soit  réussi  !  se  dit  à  haute 
voix  Colombe. 

Elle  exécute  les  ordres  de  Suzanne  et  dans 
un  grand  plat  étale  les  épinards  :  ils  doivent 
figurer  une  prairie  !  Puis  elle  prend  un  miroir 
rond  et  le  place  au  milieu  des  légumes  :  une 
fontaine  !  Alors  Colombe  ouvre  la  boîte  que  sa 
maîtresse  lui  a  remise  :  elle  en  tire  douze  mou- 
tons :  quatre  vont  boire  à  la  source  et  se  mirer 
dans  l'eau,  les  autres  broutent  l'herbe  !  En  un 
coin  du  plat,  Colombe  pose,  tapissé  de  cresson, 
le  gigot  roussi  :  il  simule  une  colline  brûlée 
par  le  soleil  !  Dans  le  fond  de  la  boite,  reste  la 
bergère  avec  son  chien  :  ils  garderont  le  trou- 
peau, du  sommet  de  la  côte  ! 

—  Mon  Dieu  !  que  c'est  beau  ! 
Colombe  s'extasie  : 

—  Jamais  on  aura  vu  un  pareil  gigot  ! 
Suzanne  inquiète  vient  jeter  un  coup  d'œil  : 

-C'est  superbe,  assure-t-elle.  Viens  !  Je  mar- 
cherai devant  ! 


110  LK    CŒUR    DES    PAUVHKS 


Colombe  noue  son  tablier  sur  sa  robe  verte, 
et,  les  bras  tendus,  elle  porte  le  plat  en  suivant 
sa  patronne.  Puis,  solennellement,  elle  le  dépose 
au  milieu  de  la  table,  tandis  que  Suzanne 
annonce  : 

—  In  gigot  à  la  Florian  ! 

Petits  et  grands,  tout  le  monde  admire. 

Dune  jolie  voix,  pour  faire  rire  Gbichille, 
Suzanne  entonne  : 

Il  était  une  bergère, 

Et  ron  ron  rond 

Petit  palaton  ! 

Il  était  une  bergère 

Qui  gardait  ses  moutons. 

Les  enfants  reprennent  en  chœur,  contre  toute 
convenance  : 

Qui  gardait  ses  moutons  ! 

La  chanson  dura  tout  le  temps  que  le  père 
découpa  le  gigot  :  alors  Colombe,  ayant  annoncl 
qu'elle  reconduisait  le  troupeau  à  la  bergerie^ 
enleva  le  plat  où  les  petites  bètes  avaient  pataugé. 
Elle  en  rapporta  un  autre  rempli  d'épinards  qui 
n'avaient  point  servi  :  les  porte-laine  y  étaient 
remplacés  par  des  croulons  frits. 


COLOMBE,    LA    PBTITB    SERVANTE  M 


Ah  !  le  gai  déjeuner  !  Les  gâteaux,  les  fruits, 
les  dragées  n'y  manquèrent.  En  de  fines  coupes 
de  cristal  les  convives  dégustèrent  un  doigt  de 
vin  de  Champagne.  Le  père  exigea  que  l'on  bût 
à  Colombe,  qui  avait  si  bien  soigné  Achille. 

La  petite  bonne  rougit  de  plaisir,  mais  Madame 
Barbelet  insinua  d'une  voix  doucereuse  : 

—  Comme  récompense,  elle  aura  un  bon  cer- 
tificat ! 

La  fillette  pâlit  : 

—  Pourquoi  faire,  Madame  ? 

—  Pour  vous  placer  ailleurs,  ma  fille  ! 
Colombe  trembla  si  fort  que  les  verres  posés 

sur  son  plateau  s'entrechoquèrent.  Elle  s'enfuit 
dans  la  cuisine,  trouva  Charly  qui  lui  lécha  les 
mains. 

Elle  était  atterrée. 

Pauvre  Charly  !  Qui  en  prendrait  soin  ?  Il 
avait  failli  être  écrasé  en  sortant  seul  et  ne 
marchait  que  sur  trois  pattes  !  Madame  ne  trou- 
vant à  qui  le  donner  le  gardait,  par  pure  com- 
passion, car  pour  toute  valeur  il  n'avait  plus 
<|in'  sa  fidélité  —  de  quoi  crever  de  faim,  même 
quand  on  est  chien  ! 

Colombe  se  tint  pour  aussi  inutile  que 
Charly,    aussi    anéantie,    aussi    pitoyable.    Lui 


112  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

retirer  Chichille,  c'était  lui  arracher  l'âme.  Elle 
savait  bien  que  cela  devait  arriver  un  jour.  Mais 
elle  pensait  que  ce  serait  dans  longtemps, 
quand  il  irait  au  régiment,  et  qu'elle  serait 
bonne  à  mettre  sous  terre,  d'ici  à  vingt  ans, 
par  exemple  !  Mais  s'en  aller  tout  de  suite, 
comme  ça  ?  Ses  larmes  coulèrent  de  plus  belle, 
et  son  cri  d'enfant  lui  remonta  aux  lèvres  : 

—  Maman  !  Maman  ! 

A  table,  tout  le  monde  était  devenu  triste. 
Suzanne  retenait  ses  larmes.  Le  père  essaya  de 
protester  : 

—  Chichille  est  encore  si  jeune  ! 
La  mère  répliqua  : 

—  Il  n'est  déjà  que  trop  attaché  à  cette  petite 
paysanne  ! 

Ce  jour-là  Colombe  n'osa  plus  se  montrer. 
Quand  tout  le  monde  se  fut  retiré,  elle  alla  au 
berceau  d'Achille,  baisa  l'enfant,  monta  à  sa 
chambre  et  fit  ses  petits  paquets.  Elle  avait  des 
économies  :  cinq  francs  en  argent,  deux  francs 
en  sous  —  et  puis  son  mois  courant  :  encore 
quinze  jours.  Une  petite  éternité,  si  on  lui  lais- 
sait Chichille  ! 

Hélas  !  dès  le  même  soir,  le  bébé  coucha 
avec  sa  mère  et  le  lendemain  Mmc    Barbelet  dit 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  113 

à   Colombe    de   s'habiller  proprement,    car  elle 
la  conduisait  au  bureau  de  placement. 

—  C'est  donc  tout  de  suite,  Madame  ? 

—  Oui,  nous  partons  en  Bretagne.  Aux  champs, 
en  courant  après  les  poules,  le  petit  vous 
oubliera  plus  vite. 

Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  Est-ce  possible  que 
Chichille  l'oublie,  elle,  Colombe,  qui  le  pleurera 
jusqu'à  la  mort  ! 

Dans  sa  poitrine  vide,  l'enfant  entend  battre 
son  cœur  comme  une  horloge  en  une  chambre 
mortuaire. 

L'impitoyable  bourgeoise,  •  voyant  la  fillette 
prête  à  défaillir,  feignit  de  se  méprendre  sur  la 
cause  de  sa  souffrance  : 

—  Ne  craignez  rien  !  Je  vous  paierai  entiè- 
rement le  mois  commencé  ! 

Colombe  courba  la  tète  sans  plus  répondre. 

Elle  gagna  sa  chambre,  remit  sa  robe  verte 
(couleur  d'espérance  !),  son  tablier  de  soie,  son 
bonnet  blanc  :  la  voilà  parée  comme  aux  jours 
de  fête  !  Seulement  ses  joues  n'ont  plus  la  fraî- 
cheur des  pommes  d'api  et  ses  paupières  gon- 
flées cachent  le  ciel  de  ses  yeux. 

Comme  elle  savait  que  Chichille  pleurerait  en 
la  voyant  partir,  Colombe  ne  demanda  pas  à  lui 


114  Lli    CŒUR    DES    PAL'VRKS 


faire  ses  adieux.  Elle  voulut  embrasser  seule- 
ment le  pauvre  Charly. 

A  cause  du  petit  bagage  de  la  servante,  Mme 
Barbelet  et  la  bretonne  montèrent  en  voiture. 
Elles  furent  vite  au  couvent. 

Le  fiacre  s'arrêta  en  face  de  la  porte  surmon- 
tée d'une  croix.  Au  coup  de  sonnette,  une 
religieuse  vint  ouvrir:  elle  portait  à  son  côté  un 
trousseau  dont  les  clefs  s'emmêlaient  aux  perles 
noires  d'un  long  chapelet.  Elle  introduisit  les 
arrivantes  dans  un  parloir  où  une  autre  sœur 
les  reçut. 

Colombe  baissait  les  yeux. 

M"1C  Barbelet  expliqua  qu'elle  n'avait  qu'à  se 
louer  du  service  de  «  cette  petite  »  : 

—  Elle  est  honnête  sous  tous  les  rapports,  et 
si  je  m'en  sépare,  c'est  à  cause  du  sevrage  de 
mon  enfant.  Et  puis  nous  partons  en  voyage. 

Bienveillante,  la  religieuse  promit  de  bien 
placer  Colombe  : 

—  Justement,  dit-elle,  il  y  a  là  une  dame  qui 
demande  une  bonne  d'enfants!  Je  vais  vous 
présenter.  Suivez-moi,  ma  fille  '. 

Après  avoir  traversé  un  couloir,  Colombe  et 
la  sœur  entrèrent  dans  une  grande  salle. 
Cette  pièce  était  meublée   d'un  bureau    de  bois 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  115 

noirci  et  de  chaises  de  paille.  Le  parquet, 
brillant  comme  celui  d'une  salle  de  danse,  con- 
trastait avec  la  froide  nudité  des  murs  blancs, 
où  un  grand  christ  en  croix  étalait  les  misères 
de  son  corps  supplicié. 

Au  pied  dui  Roi  des  Rois,  qui  sur  la  terre 
ne  voulut  d'autre  pourpre  que  son  sang,  d'au- 
tre couronne  que  celle  d'épines,  était  assise 
une  bourgeoise  :  son  chapeau  trop  petit  dispa- 
raissait sous  une  guirlande  de  roses,  ses  ban- 
deaux noirs  rendaient  plus  dure  sa  figure  aus- 
tère ;  elle  était  vêtue  en  brun  sombre  et  tenait 
un  parapluie  dont  le  manche  figurait  une  tête 
de  canard. 

A  droite  et  à  gauche,  cette  dame  était  enca- 
drée par  deux  petits  garçons.  Tout  de  noir 
habillés,  ils  se  tenaient  raides,  relevant  leurs 
têtes  rasées  sous  de  grands  feutres  qui  leur 
rabattaient  les  oreilles.  Leurs  cous  étaient  ser- 
rés en  d'amples  cols  blancs  ;  immobiles,  ils 
regardaient  leur  huit  petites  mains,  correcte- 
ment gantées  de  noir  et  posées  sur  les  genoux. 

Ce  fut  devant  ce  groupe  que  la  béguine  laissa 
Colombe  après  l'avoir  recommandée  par  trois 
ou  quatre  paroles  tièdes,  qui  se  glacèrent  com- 
plètement devant  la  froide  réserve  de  la   dame. 

7* 


116  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Celle-ci,  de  ses  lèvres  minces,  daigna  deman- 
der : 

—  Vous  êtes  habituée  à  soigner  les  enfants  ? 

—  Oui,  madame,  répondit  Colombe. 

—  Êtes-vous  patiente,  polie  ? 

Ne  sachant  que  répondre,  la  petite  se  taisait. 

—  J'exige  que  vous  parliez,  même  aux  en- 
fants, à  la  troisième  personne,  reprit  la  bour- 
geoise. 

—  Bien,  Madame  ! 

—  Montrez-moi  votre  certificat  ! 

En  tremblant,  la  bonne  déplia  une  feuille  de 
papier.  La  dame  lut  attentivement. 

—  C'est  bien,  conclut-elle.  J'irai  aux  rensei- 
gnements. Voici  mes  conditions  :  la  nourriture, 
le  blanchissage,  le  logement.  Comme  gages, 
dix  francs  par  mois.  Pour  conduire  «  ces  mes- 
sieurs »,  j'exige  que  vous  ayez  une  robe  noire, 
un  chapeau  et  des  gants. 

Deux  de  «  ces  messieurs»,  trouvant  le  temps 
long,  avaient  fourré  leurs  doigts  dans  leur  nez. 
Le  plus  grand  bâillait,  mettant  comme  il  convient 
la  main  devant  sa  bouche. 

—  Madame,  dit  la  petite  servante,  j'ai  bien 
une  paire  de  gants.  Mais  j'ai  sur  moi  mes  plus 
beaux  vêtements. 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  117 


Alors,  ma    fille,  vous    ne  pouvez   pas  me 


convenir 


La  jeune  bretonne  eut  un  soupir  de  soulage- 
ment. Puis  ayant  fait  part  à  la  sœur  du  résultat 
de  son  «  interrogatoire  »,  elle  fut  ramenée  par 
le  même  chemin  à  une  autre  dame. 

Cette  dernière  avait  une  bonne  figure  fraîche, 
bien  qu'elle  fût  plus  âgée  que  la  mère  de  ces 
«  messieurs  ».  Elle  était  d'ailleurs  élégamment 
vêtue,  portait  un  bouquet  de  violettes  au  corsage. 
Près  d'elle  s'asseyait  une  jolie  fille  blonde,  de 
l'âge  de  Colombe. 

—  Que  savez-vous  faire,  mon  enfant  ? 

—  Madame,  dit  Colombe,  je  sais  élever  les 
enfants.  C'est  moi  qui  ai  nourri  Chichille.  Vous 
pourriez  le  voir.  Il  est  place  de  la  Bastille.  C'est 
un  beau  poupon. 

Comme  la  dame  la  regardait  étonnée,  Colombe 
reprit  : 

—  Oh  !  Madame,  c'est  que  j'ai  grand  soin  du 
biberon  !  Je  sais  faire  la  lessive  des  couches  et 
des  torchons.  Je  fais  un  peu  de  ménage  et  un 
peu  de  cuisine.  Je  ne  suis  pas  méchante.  Jamais 
je  n'ai  grondé  Chichille.  Aussi  il  m'aimait  trop. 
C'est  pour  ça  qu'on  m'a  renvoyée  ! 

A  ce  souvenir  la  fillette  ne  put  retenir  des  larmes: 


118  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  Tenez,  Madame,  dit-elle  entre  deux  san- 
glots, voici  mon  certificat.  Vous  verrez  que 
c'est  la  vérité  que  je  dis  ! 

La  dame,  ayant  mis  un  lorgnon  sur  son  petit 
bout  de  nez  tout  rond,  lut.  Puis  elle  dit  d'une 
voix  douce  : 

—  Voulez-vous  venir  à  la  campagne  ? 

—  Ah  !  oui,  Madame  ! 

—  Vous  aurez  à  servir  ma  petite  fille  que 
voici,  sa  sœur,  qui  est  un  peu  plus  jeune,  et 
puis  son  frère  qui  a  neuf  ans.  Ce  sont  de  bons 
enfants;  ils  ne  vous  feront  pas  la  vie  dure 

—  Ah!  Madame,  je  suis  bien  habituée  !  M. 
Hector  était  très  taquin  ! 

—  Savez-vous  soigner  les  poules,  les  chiens? 

—  Oui,  Madame;  chez  nous  j'élevais  des  oies  ; 
chez  Madame  Barbelet,  je  soignais  Charly. 

—  Combien  gagniez-vous,  mon  enfant  ? 

—  Dix  francs  par  mois,  Madame  ! 

—  Si  vous  travaillez  bien,  vous  en  aurez  quinze 
chez  moi. 

Colombe  rougit  de  plaisir  : 

—  Alors,  vous  me  «  prenez  »  Madame  ! 

—  C'est  convenu  ! 

La  dame  se  dirigea  vers  le  bureau  où  trônait 
la    béguine.    Suivant    le  règlement,  elle     donna 


COLOMBE,    LA    PETITE    SERVANTE  119 

cinq  francs  pour  le  placement  et  dit  qu'elle  se 
chargeait  des  frais  du  voyage  de  la  servante. 
Ce  droit  perçu,  la  religieuse  exigea  une  vague 
promesse  de  l'accomplissement  des  devoirs 
religieux. 

—  Vous  veillerez,  dit-elle  distraitement,  au 
salut  de  l'âme  de  cette  enfant  ! 

La  dame  sourit  en  répondant: 

—  Soyez  bien  rassurée,  ma  sœur  ! 

Dans  la  voiture,  Colombe  était  triste  à  l'idée 
de  quitter  Chichille  ;  cependant  elle  se  sentait 
un  peu  fière  :  elle  n'était  plus  la  pauvre  petite 
de  ce  matin,  jetée  presque  à  la  rue. 


LE  TAMBOUR  DES  CORNEILLES 

A  mes  petits  amis  Lucien  et 
Suzanne  Hallet. 


T_     -gr»     i^y^Z^    { 


Le  Tambour  des  Corneilles. 


—  Quel  novembre  pourri  ! 

C'est  ce  que  les  paysans  disaient  cette  année- 

II  n'avait  pas  gelé  encore.   —   Drôle  d'hiver  ! 
ja  Toussaint  arbora  les  couleurs  de  Pâques  :  on 
ritdes  fillettes  en  robe  claire  danser  sous  l'orme. 
Et  au  jour  des  Morts  quelques  œillets  rafraîchirent 
les  tombes  de  leur  goutte  de   sang  printanière. 
Ensuite    vinrent    les    lourdes     pluies    et    les 
brumes  :  elles  arrêtèrent  dans  leur  essor  la  folle 
envolée     des    feuilles,    ces    oiseaux    verts    qui 
se  perchent  sur  les  branches  et  meurent  papil- 
lons d'or  au  creux  des  routes. 


Triste,  dans  la  mélancolie  des  grands  horizons 
gris,  courbé  sous  le  léger  ballot  si  lourd  à  son 


126  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

échine,  le  colporteur  va,  pataugeant  à  travers  les 
ornières,  par  les  chemins  qui  coupent  la  plaine 
et  s'allongent,  entre  les  champs  nus,  comme  des 
vies  de  pauvres. 

Il  va  ne  sachant  pas  si  un  gendarme  ne  l'ar- 
rêtera au  carrefour  de  l'autre  coteau,  où  les  hois 
des  vignes  sont  encore  un  peu  roux,  si  la  faim  ne 
le  terrassera  pas  sous  un  nuage  plus  noir  que 
les  autres,  si  la  mort,  sinistre  faucheuse,  ne  le 
fera  pas  trébucher  à  l'horizon. 

Hé  !  Hé  !  Il  n'a  plus  vingt  ans.  Et  son  sang 
n'estplus  rouge  comme  le  vin  dans  unebouteille. 
Tonnerre  !  Dans  sa  jeunesse  il  n'a  pas  fait  le  coup 
de  feu  en  Afrique  ou  monté  sur  les  barricades 
sans  laisser  des  gouttes  de  pourpre  au  sable  ou 
sur  les  pavés  ! 

Il  est  pâle  comme  ceux  qui  ont  passé  souvent 
à  l'hôpital,  et  sa  barbe  blanche  et  rare  (jadis 
belle  touffe  d'un  noir  d'encre!)  paraît  frissonner 
au  froid  qui  passe  avec  le  vent.  Ses  yeux,  qui  ont 
lancé  des  éclairs  en  leur  temps,  pleurent,  avec 
leurs  bords  rougis  et,  à  ceux  qui  passenl  vite 
font  l'effet  de  deux  cicatrices. 

Le  colporteur  tire  de  sa  poche  un  porte- 
monnaie  au  cuir  râpé,  avec  un  fermoir  en  cuivre, 
tout  disloqué. 


LE    TAMBOUR    DES    COKNEILLES  127 


—  Trois,  neuf,  quatorze,  vingt,  vingt-cinq, 
vingt-neuf! 

Il  a  vingt-neuf  sous  ! 

Avec  ces  vingt-neuf  sous  il  faut  qu'il  gagne 
Etampes  :  la  route  est  encore  longue  :  dix-huit 
kilomètres.  La  pluie  menace  et  ses  genoux 
lui  font  mal.  0  que  la  terre  est  dure  aux  mal- 
chanceux ! 

—  Si  je  pouvais  vendre,  se  dit-il. 

ïl  s'arrête  et  regarde  :  il  n'y  a  pas  de  maisons 
au  long  du  chemin  :  elles  sont  là-bas,  du  côté  des 
meules,  ou  derrière,  très  loin,  sous  une  chemi- 
née d'usine  qui  fume.  Plus  près,  sur  l'horizon 
cendré  se  détachent  les  silhouettes  grises  de 
quelques  laboureurs. 

—  S'ils  m'achetaient  quelque  chose  ! 

Il  ôte  de  son  ballot  trois  longues  ceintures  de 
laine  rouge  qui  claquent  au  vent  comme  les 
drapeaux  de  révolte,  jadis:  il  espère  attirer  l'at- 
tention des  rustres. 

Bah  !  Ce  n'est  pas  la  peine,  mon  vieux  !  Si  tu 
les  voyais  de  près,  ces  laboureurs  !  Ils  ont  la 
sueur  au  front  et  leurs  pieds  brûlent  tandis 
qu'ils  guident  la  grêle  charrue  que  deux 
chevaux  au  collier  recouvert  d'une  toison  bleue 
traînent  avec  peine  :  car  le  sillon  est  aussi  dur 


128  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

à  tracer  que  la  vie  :  lu  ne  le  sais  pas,  pauvre 
bougre,  toi  qui  n'as  trimé  que  dans  les  faubourgs 
de  Paris  et  connais  mieux  le  pavé  que  le 
terreau  ! 

Aussi  les  paysans  ne  regardent  même  pas  les 
ceintures  qui  s'agitent  comme  des  serpents. 

—  Peut-être  la  fumée  qui  sort  des  croupes 
des  chevaux  les  empêche  de  voir!  Si  je  criais? 

La  voix  du  colporteur  s'élève  dans  le  vent: 
nul  ne  prend  garde  à  lui. 

—  Si  j'allais  à  eux?  se  dit  le  bonhomme.  Un 
petit  effort,  qui  sait  ? 

Mais  à  travers  les  champs,  c'est  dur  :  ses 
souliers  éclopés  y  resteront!  Ma  foi,  tant  pis!  Il 
foulera  ce  beau  champ  de  blé,  semé  en  septem- 
bre, déjà  tout  vert  et  si  haut  qu'un  oiseau  pour- 
rait y  cacher  son  nid. 

—  Allons  ! 

Et  le  voilà  qui-  s'aventure,  écrasant  l'espoir 
des  épis.  Ah  !  comme  il  se  dépêche  ! 

Le  laboureur  arrête  ses  chevaux  et  accourt. 

—  Un  acheteur, -se  dit  le  vieux. 

Mais  le  rustre,  arrivé  à  portée,  ramasse  une 
motte  de  terre,  la  jette  à  la  tète  du  colporteur: 

—  Eh,  dis  donc,  espèce  de  Parisien  !  Les 
routes  sont-elles  pas  faites  pour  les  chrétiens  ? 


LE  TAMBOUR  DES  CORNEILLES  129 

Ah!  si  j'avais  mon  fusil,  tu   verrais,    gibier  de 
potence  ! 

Le  gueux  s'arrête  tremblant  :  embourbé,  il 
ne  peut  fuir  et  le  paysan  n'est  qu'à  dix  pas.  Le 
pauvre  camelot  bégaie  : 

—  Je  ne  lui  ai  pas  fait  de  tort,  à  votre  champ. 
Voyons,  patron  !  Ne  vous  fâchez  pas  !  Il  faudra 
toujours  que  le  rouleau  y  passe  ! 

Et  pour  rire  il  ajoute  : 

—  Eh  bien  !  C'est  autant  de  fait  ! 
Le  paysan  ne  disait  plus  rien. 

—  Et  puis  je  croyais,  continua  le  colporteur, 
que  vous  aviez  besoin  de  quelque  chose.  Voyons, 
une  belle  ceinture  ! 

—  Rien  du  tout  ! 

—  Un  foulard  pour  votre  femme  ! 

—  File,  galvaude ux  !  Et  que  je  ne  te  pince 
plus  dans  les  récoltes,  ou  tu  auras  du  plomb 
dans  le  ventre  ! 

Le  vieux  baissa  la  tête  et  regagna  le  chemin 
en  murmurant,  la  lèvre  tremblante  : 

—  Ah  !  s'il  m'avait  traité  ainsi  vingt  ans  plus 
tôt! 

Il  reprit  sa  route,  le  long  des  platanes  qui 
pleuraient  leur  humidité,  secoua  la  tête  et  mur- 
mura : 


130  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  Bah  !  à  l'aventure  ! 

Un  chien  qui  passait  le  flaira  aux  talons,  gro- 
gna, puis  suivant  une  piste,  disparut  dans  une 
rigole  bordée  de  joncs  et  de  maigre  broussaille  : 
on  ne  vit  plus  que  sa  queue  battant  l'air  :  soudain 
elle  se  fit  immobile.  Alors  un  petit  cri  s'éleva 
du  fossé,  un  cri  de  lapin  qu'on  assassine.  Mais 
comme  le  chien  n'avait  pas  faim,  il  abandonna 
sa  victime  aux  vers ,  bondit  et  chargea  les 
alouettes. 

L'homme  avait  tout  entendu. 

—  Du  gibier  !  se  dit-il. 
Il  s'assit  au  bord  du  fossé,   attendant  que 

chien  eût  rejoint  son  maître,  et  regarda  d'un 
air  détaché  le  large  de  la  plaine.  Quelques 
vignerons  s'occupaient  à  rassembler  les  échalas 
de  leurs  coteaux. 

—  Pourvu  qu'ils  ne  me  voient  pas,  murmura 
le  colporteur. 

Le  chien  bondissait  toujours  dans  les  champs. 

—  S'il  revenait,  quand  je  prendrai  le  lapin. 
peut-être  laisserai-je  un  morceau  de  ma  culotte 
et  même  de  ma  peau  dans  sa  gueule  !  Sans 
compter  que  les  paysans  me  remettront  aux 
gendarmes  ! 

Des  charretiers  passèrent.   Le  Parisien,   ton- 


. 


LE    TAMBOUlt    DES    COKNEILLES  131 


jours  assis  sur  un  coussin  de  glèbe,  fit  semblant 
de  s'intéresser  à  l'épervier  qui  planait  au-dessus 
d'un  taillis  défeuillé,  où  des  sapins  marchaient 
en  sombre  file. 

—  Comme  moi,  il  guette  sa  proie,  se  disait 
rhomme,  mais  plus  heureux  il  est  hors  d'atteinte  ! 

Enfin,  au  bout  d'une  demi-heure,  plus  per- 
sonne !  Le  chien  a  disparu,  le  vigneron  le  plus 
proche  s'en  va,  ployant  l'échiné  sous  le  brouillard: 
la  route  est  nue. 

L'homme  se  glisse  dans  les  feuilles  mortes,  il 
va  saisir  le  lapin  —  un  joli  lapin  au  ventre  pâle, 
à  l'œil  encore  vif,  qui  gît,  perdant  quelques 
gouttes  rouges  par  le  nez. 

—  Quel  régal  !  se  dit  le  colporteur,  dont  la 
poitrine  bat. 

Mais,  crac  !  Le  chien,  furieux,  passe  à  côté  de 
lui,  saisit  la  bête  et  s'élance  avec  elle,  la 
secouant  rageusement,  jusqu'au  taillis  où  les 
autres  lapins  fuient  épouvantés,  tapant  le  sol 
de  leurs  derrières  blancs. 

—  Tonnerre  !  murmure  l'homme. 

Il  se  redresse  péniblement,  frottant  ses  reins 
que  l'herbe  a  mouillés: 

—  C'est  pour  mes  rhumatismes  !  dit-il  en 
ricanant. 


132  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


Il  rajuste  son  ballot  entre  ses  épaules  et 
secouant  la  tête  : 

—  Comme  à  Biskra,  comme  à  Paris  :  à  la  grâce 
de  Dieu  !  s'écrie-t-il. 

Et  il  va,  le  malchanceux,  sifflant  malgré  tout 
un  air  de  bravoure,  à  l'assaut  de  l'horizon,  à 
l'assaut  de  son  humble  destin. 

Mais  quel  est  ce  bruit  ? 
Le  colporteur  s'arrête: 

—  On  dirait  un  tambour! 

L'âme  du  vagabond  s'enfle  :  il  lui  semble  que 
son  cœur  se  cabre  comme  un  cheval  de  hussard 
à  l'appel  du  clairon. 

—  Un  tambour  ! 

Ça  rappelle  de  rudes  matinées  sous  le  drapeau 
tricolore,  puis  sous  le  drapeau  rouge.  On  se 
battait  sur  des  remparts  avec  les  Arabes,  sur  les 
barricades,  avec  les  lignards.  Ah  !  ce  n'est  pas 
pour  le  roi  de  Prusse  qu'on  met  de  la  pourpri 
dans  les  drapeaux  ! 

—  Un  tambour  ! 

Mais  aussi  loin  que  le  Parisien  regarde,  pas 
d'armée,  pas  d'émeutiers  dans  la  campagne  :  de! 
corbeaux  qui  fuient  ! 

Pourtant  le  bruit   plus   clairement    frappe    la 


LE   TAMBOUR    DES    CORNEILLES  133 

bru  me.  Il  ne  vient  pas  de  loin.  Le  colporteur 
cherche,  scrute  le  champ. 

Les  oiseaux  noirs,  tels  de  méchants  nuages, 
fassent  au-dessus  de  ces  grands  tumulus  qui 
mainmelonnent  la  plaine  et  qu'on  appelle  les 
silos.  Les  silos  renferment  en  leurs  flancs  les 
betteraves  roses,  qui  feront  les  vaches  grasses 
ou  serviront  aux  raffineries  de  sucre.  AÏ'horizon 
ils  ont  l'air  d'escarpes  dressés  pour  arrêter  les 
chevauchées  des  nues. 

Mais  une  maigre  sentinelle  est  là,  parmi  ces 
forteresses  de  racines  et  de  terre. 

—  Un  enfant?  se  demande  le  colporteur. 

Il  s'approche  et  bientôt  distingue  un  gamin 
(rime  douzaine  (Tannées,  frissonnant  sous  sa 
houppelande.  Le  petit  drôle  foule  la  terre  fraî- 
chement remuée,  qui  vient  de  recevoir  la 
semence. 

Il  porte,  attachée  par  des  ficelles  à  ses  épaules» 
une  vieille  rôtissoire  en  fer  blanc  qui  lui  sert, 
ainsi  placée,  de  cuirasse  et  de  tambour.  Avec 
deux  pierres  il  exécute  sur  ce  bizarre  instru- 
ment des  ratas  et  des  rantanplans  comme  s'il 
(jappait  avec  des  baguettes  sur  de  la  peau 
d'âne. 

—  Que  fais-tu  là  ?  demanda  le  colporteur. 


134  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  Je  gagne  mon  pain,  répondit  l'enfant  d'iuu 
voix  rauque. 

—  En  battant  du  tambour  ? 

—  C'est  pour  chasser  les  corneilles  des  sillons, 
dit  l'enfant. 

—  Drôle  de  métier!  fit  l'homme. 
Il  regarda  le  gamin  :  vraiment  il  n'avait  point 

l'air  terrible  !  Les  corneilles  ont  la  peur  facile 
Il    n'était  pas   plus    effrayant  que  les   corbeau: 
noirs    pendus    à  des   ficelles    et  qui  montaient 
autour    du    maigre    tambourinaire,    une    garde 
funèbre,  balancée  par  le  vent. 

—  Et  tu  gagnes  beaucoup  ?  demanda  le  colpor- 
teur. 

—  Mon  pain,  t'ai-je  dit,  répliqua  le  gamin, 
bougon. 

—  T'as  pas  de  parents  ?  dit  l'homme  apitoyé. 
car  t'es  fichu  comme  un  enfant  qui  n'a  pas  de 
mère  ! 

—  Voilà  mon  père,  le  garçon  de  charrue  là-bas  ! 
Il  désigna  d'un  doigt  noir  le  paysan   qui   tout 

à  l'heure  avait  brutalisé  le  Parisien. 

—  Et  voilà  son  chien,  continua  le  tambour 
des  corneilles. 

C'était  celui  qui,  dans  le  fossé,  avait  étrangle 
le  lapin. 


LE    TAMBOUR    DES    CORNEILLES  135 

—  Ah!  Ah!  dit  l'homme.  Et  tu  as  froid  ? 

Il  regardait  les  bras  grêles  du  gamin,  qui 
sortaient  tous  nus  de  ses  manches  trop   larges. 

—  Ah!  oui,  j'ai  froid!  fit  l'enfant  transi  en 
levant  vers  l'homme  des  yeux  bleus  et  tristes 
dans  sa  figure  pâle,  piquée  de  taches  de  rous- 
seur. 

—  Tiens,  prends  ca,  dit  le  bon  camelot. 

Il  lui  donna  une  paire  de  mitaines  un  peu 
mangées  des  mites. 

Puis  il  partit  en  disant: 

—  A  présent  que  t'as  chaud  aux  pattes,  bats  la 
charge  ! 

L'enfant  obéit. 

Et  le  Parisien  partit  heureux,  en  écoutant 
résonner  le  tambour. 


8* 


LE  SAVETIER  ET  LE  MAÇON 

A  ma  petite  amie  Gabrielle  Vallette. 


Le  Savetier  et  le  Maçon. 


A  l'extrémité  d'un  faubourg  parisien  se  dres- 
sait jadis  une  cité  ouvrière,  composée  d'ancien- 
nes maisons  de  maraîchers,  prises  dans  une 
rafle  delà  ville  sur  les  champs.  Aces  premières 
bâtisses  s'étaient  accolées  des  bicoques  mal 
construites  ;  leurs  fenêtres  variaient  de  gran- 
deur suivant  la  mesure  des  châssis  trouvés  au 
hasard  des  chantiers  ;  les  toits  étaient  couverts 
de  vieilles  tuiles  ou  de  plaques  en  zinc  rapiécées 
comme  le  fond  de  culotte  d'un   petit  vagabond. 

Les  portes  elles-mêmes  étaient  diverses,  baro- 
ques ;  les  unes  provenaient  d'anciennes  écuries, 
de  granges,  d'escaliers,  de  boutiques.  D'autres 
avaient  été  enlevées  à  l'huisserie  d'un  salon 
Louis  XVI:  celles  de  Landry,  le  maçon,  et  de 
son  voisin,  le  cordonnier  Roussel. 


142  LE    CŒUR     DES    PAUVRES 


Elles  se  composaient  chacune  d'un  battant  et 
elles  étaient  enguirlandées  :  on  voyait  des  colom- 
bes s'embrasser  au  sommet  des  panneaux  :  mais 
ces  colombes  n'avaient  plus  de  tète. 

Au  temps  passé,  sous  la  légère  poussée  d'un 
valet  à  livrée  d'or,  la  porte  formée  par  ces  deux 
battants  s'ouvrait  devant  les  marquises  à  falba- 
las, qui  faisaient  la  révérence.  Aujourd'hui  les 
battants  isolés  avaient  une  destinée  moins  ma- 
gnifique. 

L'un  fermait  l'intérieur  noir  et  triste  du  père 
Roussel  et  grinçait  plaintivement  sur  ses  gonds, 
rouilles  faute  de  service  :  vivant  seuls,  le  cor- 
donnier et  sa  femme,  gens  laborieux,  ne  sor- 
taient guère  et  n'avaient,  dès  lors,  que  peu  d'oc- 
casions de  rentrer.  Aussi  le  panneau  avait  rai- 
son de  se  plaindre  d'ennui  en  s'entrebâillant  pour 
vomir  l'haleine  du  logement  :  l'odeur  forte  des 
vieilles  chaussures  qui  fermentent  et  les  exha- 
laisons d'un  petit  poêle  économique  nourri  de 
semelles  pourries  :  rageusement,  ce  poêle  rou- 
gissait, grondait,  faisant  bouillir  la  marmite 
pleine  de  graisse  et  d'oignons. 

Le  second  battant  avait  une  autre  vie.  Ballanjj 
sur  ses  charnières  usées,  il  fermait  el  surtout  ou- 
vrait une  espèce  de  cage  :  car  les  fenêtres  privée! 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  143 


de  vitres  deviennent  des  grilles  et  les  chambres, 
dès  lors,  sont  des  cages.  Là  raniageaient  les 
enfants  du  maçon  :  ils  étaient  six  :  et  les  airs  va- 
riaient autant  que  les  chansons  ou  que  le  vent 
qui  entrait  à  toute  heure.  Mais  la  note  gaie  do- 
minait le  concert.  Elle  vibrait  surtout  lorsque 
l'aînée,  Marie,  matinale  comme  l'alouette,  reve- 
nait, portant  sous  chaque  bras  un  pain  fendu  de 
quatre  livres  encore  tout  chaud.  La  maman  le 
coupait  après  avoir,  du  bout  de  son  couteau, 
fait  la  croix  sur  la  croûte  :  et,  en  vérité,  les  bambins 
croyaient  manger  de  la  brioche  en  mordant 
ce  pain  béni.  Ah  !  les  pauvrets  !  Ils  avaient  la 
volonté  de  vivre  malgré  tout,  eussent-ils  dû 
picoter  des  pierres  !  On.  voyait  à  leurs  yeux 
et  à  leurs  rires  que  pas  un  ne  raterait  de  la 
couvée  que  la  mère  avait  duvetée  en  manquant 
elle-même  de  tout. 

—  Eh  !  me  diras-tu,  où  prenait-elle  la  plume  ? 

—  Chérie,  dans  son  esprit.  Habile  conteuse 
elle  inventait  des  histoires  de  cygnes  :  les  mio- 
ches rêvaient  de  berceaux  floconneux,  où  ils 
donnaient  entre  des  ailes,  comme  les  anges  de 
l'ancien  temps. 

Mais,  somme  toute,  on  vivait,  ne  demandant 
rien  à  personne  :    nul  d'ailleurs  ne  donnait.  Le 

9 


I 


LE    CŒU!    DES    PAUVRES 


père    avait  grosse    besogne.  Oh  !    le  travail    ne 
l'effrayait  pas  :  il  aurait  bâti  cent  maisons    de  la 
cave  au  grenier,  et  la  tour  de  Babel  par-dessus  1 
le   marché!   Mais  il  y  avait  le  chômage  et  les 
gelées  qui  arrêtent  la  bâtisse!  Et  rien  âla  caisse 

d'épargne.  . 

_  Que  voulez-vous  ?  Des  mange-tout  !  disait 
la  mère  Parrain,  une  vieille  qui  avait  des  viagers. 

Souvent  Landry,  essaya  de  faire   des   econo- 
mies.  Il  y    avait  renoncé,  se  disant  qu  il  fau- 
drait savoir  compter  comme   un   ministre    des| 
finances  pour  qu'au  bout  de  la  vie    .1  lu.   restâj 

quelque  rente!  1 

à ,  .  Si  la  pièce  décent  sous  quotidiennement, 
était  tombée delà  truelle  de  l'homme  aux  mains 
de  la  ménagère,  on  n'en  eut  pas  demande  d«  an- 
tage,  et  pour  les  mauvais  jours  on  n  aurait  pas 
compte  sur  la  Providence,  qui  va  comme  va  le 
monde  et  ne  prête  plus  à  fonds  perdus. 

Ce  matin-là  pourtant  on  n'espérait  qu  en  ell 
pour  nourrir  toutes  ces  bouches  inutiles  che 
Landry.desbouchesd'agrément,  en  vécue    Elles 

soleil,  qui  par  ce  jour  de  gel  dans  la  hemmj 
sans  feu  danse  sur  les  cendres  mortes  et  y  la,S| 
des  flambées  de  rayons. 


LE    SAVETIEI!    ET    LE    MAÇON  145 


Les    enfants  sont    déjà  hors    du  lit.    Chacun 
prend  ses  souliers.   Presque  toutes   les  savates 
sont  trouées  du    bout,  juste    au  même    endroit 
que  les  bas:  les  pieds  n'y  sont  pas  entrés  qu'un 
orteil  rose  sort,  comme  une  langue  :  les  enfants 
se  distraient  avec  ces  méchantes  gueules  d'em- 
peignes, qui  les  font  rire  par  leurs  grimaces.  Il 
faut  s'amuser  avec   ce  qu'on    a  sous  la   main  et 
quand  la  misère  fournit  les  jouets,  souvent  elle 
y  oublie  un  clou.  Et  puis  on  se  fait  à  tout-    les 
buissons   pleins    d'épines    ne    sont-ils  pas    les 
refuges  où  les  petits  malheureux  s'éjouissent  le 
mieux  !  Les  oiseaux  qui  chantent  sur  les    bran- 
ches ne  songent  d'ailleurs  pas    à  les    railler  de 
leur  culotte  défoncée,  de  leur  chemise  absente. 
A  Taise  les  mioches  se  grattent  :  le  chien  galeux 
qui  les  suit    partout  ne    craint  pas    d'attrapper 
des   poux  :  n'a-t-il    pas  une    puce  à    donner  en 
échange  ? 

Mais  revenons  aux  petits  Landry. 

Déjà  ils  crient  la  faim  et  leur  estomac  sonne 
la  révolte  en  leurs  côtes. 

Le  père  est  parti  dès  l'aurore.  Gomme  il  a 
lait  grand  vent  la  nuit,  l'excellent  ouvrier  s'est 
dit  :  «  il  y  aura  peut-être  des  moellons  arrachés 
aux  pignons  ou  quelques  cheminées  abattues.» 


146  LE    CŒUIÏ     DES    PAUVRES 


—  Paris  est  grand,  a-t-il  murmuré,  tandis 
qu'il  jetait  sur  ses  épaules  un  sac  de  toile  et 
qu'il  prenait  sa  pioche,  sa  truelle,  son  équerre 
et  son  fil  à  plomb. 

—  Mais  les  maçons,  tu  le  sais,  sont  nombreux  ! 
a  reparti  la  femme,  habituée  aux   déconvenues. 

Il  est  allé,  hochant  la  tête,  grelottant  sous  sa 
blouse  blanche.  Heureusement  le  patron,  à  son 
arrivée,  s'est  exclamé  tout  de  suite  : 

—  Tu  arrives,  Landry,  comme  mars  en  carê- 
me. Compagnon,  vite,  il  faut  déblayer  le  trottoir 
d'à  côté.  Le  mur  s'est  écroulé.  Te  voilà  de  l'ou- 
vrage jusqu'à  Noël. 

Landry  sursauta  de  joie  et  bénit  la  tempête. 

Pendant  ce  temps,  à  la  maison,  la  pauvre 
Marie  pleurait.  Elle  n'osait  aller  chez  le  boulan- 
ger. Déjà  la  veille,  il  avait  dit: 

—  Petite,  ne  reviens  pas  sans  argent  ! 
Depuis  deux  mois  il    fournissait  du  pain  aux 

Landry  sur  leur   bonne  mine,    et  la    sienne,  au_ 
prudent  mitron,  commençait  à  s'allonger  autant 
que    la    queue    des    chiffres    alignés    sur    son 
livre  ! 

Mais  les  petits  criaient  plus  fort  ;  Marie  par- 
tit :    hélas!  elle    revint  les    mains  vides,    axant 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  147 

subi  l'affront  d'un    refus  devant    d'autres  prati- 
ques. 

—  Je  me  suis  sauvée  comme  une  mendiante  ! 
bégayait-elle  en  sanglotant. 

Alors  Mmo  Landry  chercha  dans  sa  cervelle  à 
qui  elle  pourrait  emprunter.  Tous  les  voisins 
étaient  aussi  pauvres  qu'elle  et  beaucoup  l'avaient 
obligée  de  quelques  francs.  H  restait  la  com- 
tesse, dont  le  jardin  ne  se  trouvait  pas  loin  : 
en  été,  les  enfants,  à  travers  les  grilles,  avaient 
porté  de  la  mie  à  sa  gazelle,  des  noisettes  à 
son  singe. 

Mme  Landry  se  décida. 

Arrivée  à  la  porte,  son  cœur  battait  fort  :  ose- 
rait-elle sonner?  Mais  le  carlin  de  la  comtesse, 
flairant  la  misère,  aboya  si  rageusement  que  la 
servante  —  une  vieille  bonne  grognon —  arriva. 

—  Qu'avez-vous  à  exciter  ainsi  Médor  ?  de- 
manda-t-elle. 

—  Je  voudrais  parler  à  votre  dame. 

—  Madame  n'est  pas  si  matinale  ! 

—  Je  croyais  qu'elle  m'aurait  reçue.  Elle  me 
connaît  bien.  Souvent  elle  a  eu  l'air  de  s'inté- 
resser aux  enfants. 

—  Si  vous  voulez  l'attendre,  asseyez-vous  là 
sur  les  marches  du  perron  ! 


148  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

M,ne  Landry  s'assit  :  elle  n'était  pas  trop  à 
l'aise  :  Médor  ne  cessait  de  gronder,  et  tournait 
autour  d'elle. 

—  S'il  me  mordait  je  n'oserais  pas  me  défen- 
dre, se  disait  la  pauvresse. 

Enfin  on  la  fit  entrer  dans  un  corridor,  et 
toute  encapuchonnée  de  dentelles  la  vieille 
dame  parut.  Elle  avait  bonne  figure,  l'aspect 
charitable.  Elle  s'empressa  : 

—  Qu'avez-vous,  ma  pauvre  femme  ?  Car  vous 
pleurez. 

—  Oh  !  oui,  madame  !  Vous  savez,  quand 
l'homme  n'a  pas  d'ouvrage,  on  est  bien  malheu- 
reux avec  tant  de  petits  !  Aussi  ce  matin,  à  bout 
de  ressources,  et  les  voyant  gémir,  j'ai  pensé 
tout  de  suite  à  vous,  madame,  qui  semblez  ai- 
mer les  enfants. 

—  Et  vous  avez  eu  bien  raison,  ma  pauvre 
femme  ! 

La  comtesse  se  retourna  du  côté  delà  cuisine, 
d'où  émanait  une  bonne  odeur  de  chocolat. 

—  Malvina,  dit-elle  à  sa  bonne,  allez  cherche^ 
les  trois  pots  de  confitures  que  vous  vouliez  jet  eti 

Puis  la  dame  regarda  l'ouvrière  : 

—  Elles  sont  encore  très  bonnes,  continua-t- 
elle,  et  vos  petits  vont  se  régaler  î 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  149 

La  comtesse,  haussant  ensuite  les  épaules, 
ajouta  d'un  ton  confidentiel  : 

—  Ah  !  si  on  écoutait  les  bonnes  !  On  jetterait 
tout  au  fumier  !  Ces  filles  n'ont  point  de  cha- 
rité! 

Elle  conclut  : 

—  Allons,  ma  pauvre  femme,  ne  vous  désolez 
pas  !  Courage  !  Ailleurs  on  vous  donnera  du 
pain  et  autre  part  un  peu  d'ouvrage.  Adieu,  je 
vous  souhaite  bonne  chance. 

Elle  se  retira,  laissant  dans  le  corridor  un 
parfum  de  réséda  dont  ses  dentelles  étaient 
imprégnées. 

De  son  côté,  Marie  avait  mis  le  temps  à  pro- 
fit. 

D'habitude,  elle  faisait,  chaque  matinée,  les 
petites  provisions  des  voisins  Roussel  :  ces 
vieux,  qui  passaient  pour  avares,  vivaient  de 
rien,  n'avaient  point  d'amis,  ne  parlaient  à  per- 
sonne. Ils  souriaient  deux  fois  par  jour,  pas 
plus  :  une  fois  lorsque  Marie  entrait  dans  leur 
taudis  noir,  mignonne  et  fraîche  comme  une 
fleur  des  blés,  en  disant  : 

—  Bonjour,  voisins  !  Avez-vous  des  commis- 
sions à  faire,  madame  Roussel? 


150  LE    CŒUR    DES    PAU  VUES 

—  Bonjour,  bonjour  fîfille,  répondait  le  petit 
homme  en  levant  son  nez  de  dessus  la  semelle 
qu'il  tenait  dans  ses  mains  brunes. 

C'était  un  instant  de  joyeux  répit  :  le  marteau 
recourbé  du  savetier  cessait  de  battre,  et  le  cuir 
d'être  battu.  Le  visage  de  l'homme,  rouillé  et 
fermé  comme  un  vieux  cadenas,  s'ouvrait  ains 
que  la  porte  enchantée  au  fameux  «  Sésame, 
ouvre-toi  !  »,  ses  yeux  creux  devenaient  tendres 
ses  lèvres  dans  le  sourire  laissaient  voir  des 
dents  jeunes. 

La  femme,  traînant  le  pied,  se  glissait  jusqu'à 
un  placard.  Elle  en  tirait  un  carafon,   le  remet- J 
tait  entre  les  mains  de  Marie  : 

—  Prends  garde  de  casser  ! 
Et  elle  ajoutait  : 

—  Six  sous  d'eau-de-vie  pour  lui  et  trois  de 
café  en  poudre  pour  moi.  N'oublie  pas  de  réclaj 
mer  les  boulettes  de  sucre  d'orge. 

Marie  n'y  eût  point  manqué.  C'était  la  coutu- 
me, dans  ce  temps,  de  donner  quatre  bonbons 
pour  adoucir  le  gosier  après  la  brûlure  de  l'al- 
cool. Le  cordonnier  n'usait  point  de  ces  sucre- 
ries, mais  les  enfants  en  profitaient. 

Lorsque  Marie  revenait  de  chez,  l'épicier,  lefl 
Roussel    souriaient    pour  la    seconde  fois.    Le 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  151 


sourire  était  plus  large  que  le  premier,  car  il 
s'adressait  à  la  commissionnaire,  aussi  bien 
qu'au  flacon  où  flottait  le  liquide  doré. 

Ce  matin  de  gel  et  de  détresse,  Marie  entra 
comme  d'habitude  chez  les  Roussel.  Mais  elle 
ne  riait  pas  et  Mmc  Roussel  vit  même  qu'elle 
avait  pleuré.  Cependant,  par  crainte  de  raviver 
le  chagrin  de  la  petite,  la  brave  savetière  n'osa 
lui  en  demander  la  cause. 

Lorsqu'ils  furent  seuls,  elle  dit  à  son  mari: 

—  N'attends  pas  Noël  pour  lui  montrer  ta 
surprise.  Ses  chaussures  avalent  la  boue  à  pleine 
gueule.  C'est  peut-être  ce  qui  la  fait  pleu- 
rer. 

—  Ses  joues  étaient  moins  roses  que  de 
coutume,  répondit  l'homme.  Elle  m'a  paru 
pâlotte. 

—  Mais  j'entends  tous  les  petits  qui  pleurent, 
reprit  la  femme.  Qu'y  a-t-il  ? 

Elle  se  traîna  vers  la  porte,  puis  vint  aussitôt 
à  son  tabouret:  elle  venait  d'apercevoir  M"1" 
Landry  qui  rentrait,  les  mains  encombrées  de 
pots  de  confiture,  et  elle  ne  voulait  pas  avoir 
l'air  d'espionner. 

Enfin  Marie  revint,  rendit  compte  de  sa  mon- 
naie : 

0* 


152  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Onze  et  neuf,  ça  fait  vingt,  dit-elle  en 
déposant  le  tout  sur  la  table. 

Plus  triste  encore,  elle  allait  partir.  Mais  le 
savetier  se  leva,  prit  en  main  une  paire  de 
brodequins  et,  attirant  près  de  lui  la  fillette  : 

—  Regarde  ces  jolis  souliers,  dit-il. 

—  Ils  sont  beaux,  répondit  l'enfant. 

—  Pour  qui  le  père  Roussel  a-t-il  si  bien 
travaillé  ?  demanda  le  bonhomme  en  esquissant 
un  sourire  malin. 

La  petite  ne  dit  rien  d'abord,  puis  elle  s'écria, 
émerveillée  : 

—  Pour  une  belle  demoiselle,  sans  doute  ! 

—  Eh!  Eh!  fit  l'artisan. 

Marie  posa  son  doigt  rose  sur  la  semelle  et 
dit,  avec  une  ombre  de  regret  : 

—  Jamais  je  n'ai  eu  de  semelles  neuves!  Que 
c'est  lisse!  Et  puis  ce  doit  être  joli  quand  on  se 
met  à  genoux  dans  l'église  ! 

Mme  Roussel  rayonnait,  observant  la  figure  de 
l'enfant  par-dessus  l'épaule  de  son  mari. 

—  Eh  bien,  Marie,  dit  le  cordonnier,  dans 
huit  jours,  à  Noël,  tu  pourras  les  mettre  dans  ta 
cheminée,  car  ils  sont  pour  toi  ! 

—  Oh  !  merci,  Monsieur  Roussel  ! 
L'enfant    sauta    au    cou    du    vieux,   mais   au 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  153 

même   instant    elle    fut    secouée    par    des    san- 
glots. 

—  Eh  bien,  tu  pleures  ? 

—  Oh  !  c'est  qu'à  Noël  nous  serons  morts  de 
faim  !  Le  boulanger  ne  veut  plus   rien  donner  ! 

—  Gomment  !  Comment  !  dit  le  cordonnier. 
Il  regarda  sa  femme. 

—  Gomment  !  répéta-t-il. 

Il  prit  le  pain  qui  se  trouvait  sur  le  buffet,  le 
tendit  à  Marie  : 

—  Tiens  voilà  notre  pain  ! 
Et  il  ajouta  : 

—  Tu  iras  nous  en  chercher  un  autre. 

—  Et  puis  garde  ça  pour  toi,  dit  la  femme  à 
son  tour  en  remettant  à  Marie  la  monnaie 
qu'avait  rendue  l'épicier,  avec,  en  plus,  une 
pièce  blanche. 

—  Maintenant  sauve-toi,  dit  le  savetier  à  la 
fillette. 

Elle  sortit,  légère  comme  un  papillon  qui  frôle 
des  fleurs. 

De  l'autre  côté  de  la  cloison,  derrière  la 
seconde  porte  Louis  XVI,  se  jouait  une  vraie 
comédie,  un  peu  triste  au  fond  tout  de  même 
pour  une  farce.  (Mais  la  porte,  en  son  temps, 
en  avait  vu  bien  d'autres  !) 


154  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Les  mioches  du  maçon  faisaient  des  grimaces 
en  mangeant,  à  petits  coups  de  langue,  dans 
une  cuiller  d'étain,  les  confitures  piquées  de  la 
comtesse. 

—  C'est  bon.,  disait  Jean  les  yeux  écarquillés 
et  le  front  plissé  comme  s'il  eut  mordu  dans  un 
citron. 

—  C'est  «  sûr  »  !  reprenait  Fifine. 

—  Ça  pique  !  ajoutait  Auguste  en  essuyant  ses 
gencives  sur  sa  manche. 

—  Oui,  se  serait  meilleur  sur  du  pain,  dit  la 
mère  tristement. 

A  ce  moment  Marie  entra. 

—  Du  pain  !  Du  pain  !  crièrent  les  marmots. 
Ils  frappèrent  des  pieds. 

—  Et  beaucoup  d'argent!  s'écria  Marie. 
Elle  mit  la  poignée  de  sous  et  la  pièce  blanche 

dans  le  giron  de  Mme  Landry. 

Rouge  de  plaisir,  la  fillette  expliqua  com- 
ment elle  avait  sauve  sa  famille.  Puis  elle 
détailla,  s'interrompant  plusieurs  fois  pour 
reprendre  haleine,  les  beautés  de  ses  futurs 
souliers. 

—  Hein!  dit  M""  Landry,  tu  vois  comme  les 
Roussel  sont  gentils  malgré  qu'ils  soient  vi- 
lains. 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  155 

—  Ils  ne  sont  pas  avares  du  tout,  reprit  Marie. 
C'est  des  méchants  qui  disent  ça. 

Le  petit  Jean  n'avait  rien  écouté  :  il  grignotait 
déjà  une  croûte,  sans  avoir  permis  qu'on  y  éta- 
lai de  la  confiture. 

Le  soir,  Landry  sifflait  en  approchant  de  la 
maison.  Sa  femme  comprit  aussitôt  que  la  journée 
avait  été  bonne. 

En  effet,  quand  il  entra,  toutes  les  mines 
s'épanouirent  devant  sa  figure  de  pierrot  joyeux, 
poudré  par  la  poussière  du  plâtre.  Il  y  avait  de 
belles  taches  de  chaux,  comme  des  décorations 
blanches  !  sur  sa  poitrine. 

—  Ah  !  Ah  !  dit-il,  le  vent  a  fait  de  la  bonne 
besogne,  et  moi  aussi  ! 

Il  s'étonna  gaiement  des  excellentes  odeurs 
de  haricots  bouillis  qui  s'exhalaient  de  la  mar- 
mite. 

Elle  chantait  sur  un  feu  clair,  qui  pétillait, 
tirait  des  langues  rouges  et  jaunes. 

—  Quelle  fête  !  dit  l'homme. 

Pendant  que  la  ménagère  taillait  de  minces 
tranches  de  pain  dans  la  soupière,  la  grande 
fille,  assise  sur  un  des  genoux  du  père,  contait 
en  détail  toutes  les  aventures  de  la  journée.  Elle 


156  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

parla  des  Roussel  avec  une  voix  douce,  comme 
elle  eût  parlé  de  sa  grand'mère. 

Landry,  qui  ce  soir-là  avait  le  mot  pour  rire, 
entonna  en  sourdine  : 

Cadet  Roussel  est  bon  enfant  ! 
Cadet  Roussel  est  bon  enfant  ! 

Et  le  dîner  fut  gai. 

Comme  la  soupe  manquait  de  beurre,  Landry 
dit  en  regardant  le  bouillon  maigre  de  son 
assiette  : 

—  Eh  !  femme  !  Il  faudrait  un  bon  maître  d'ar- 
mes pour  lui  crever  les  yeux  ! 

—  iVllons  !  Allons  !  mon  pauvre  homme,  ré-, 
pondit  la  ménagère.  Mange  sans  te  plaindre,  les 
jours  gras  reviendront  ! 

Ils  revinrent,  en  effet,  et  plus  vite  qu'on  ne 
les  attendait. 

Le  matin  de  Noël,  un  homme  du  chemin  de 
fer  s'aventura  dans  la  cité,  avec  une   boni  riche. 

Comme  il  n'y  avait  pas  de  concierge,  il  cria  à 
tue-tête  : 

—  Adèle  Landry!  Adèle  Landry! 
Plusieurs  figures  curieuses  se  montrèrent  aux 

fenêtres    et   dans  l'embrasure   des  portes.   Tne 
commère  plus   hardie    se    planta   hors  <]u    seuil 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  157 

de  son  habitation.  Un  bonnet  d'un  blanc  cru, 
orné  d'un  simple  feston,  encadrait  sa  face  bouf- 
fie et  jaune.  Son  nez  trop  court  était  resserré 
entre  ses  joues  :  elle  avait  l'air  d'une  mauvaise 
lune  qui  annonce  la  grêle. 

—  C'est  au  bout,  la  dernière  maison,  dit-elle. 
Puis   comme  son   chien,   un   griffon   rude   au 

museau  égueulé  d'où  sortaient  deux  dents 
rageuses,  flairait  obstinément  la  bourriche, 
finaude  elle  dit,  s'adressant  à  son  mâtin  : 

—  Ah  !  Ah  !  Pépéte  !  Ça  sent  bon  là-dedans  ! 
Du  nannan  !  Je  parie  que  c'est  de  la  viande  ! 

Elle  barra  de  sa  large  personne  le  chemin 
trop  étroit  et  lança  au  porteur: 

—  Hein,  j'ai  deviné  ? 

—  C'est  une  oie  !  répondit  l'homme. 
Moqueuse,  la  commère  répliqua: 

—  Une  oie  !  Eh  bien  !  Ne  nous  gênons  plus  ! 
Qu'est-ce  que  nous  aurons,  nous  autre,  Pépéte  ? 

Le  porteur,  propret  dans  sa  livrée  de  toile 
bleue,  de  crainte  de  salir  ses  bottes,  sautait  les 
flaques,  évitait  les  ornières.  Finalement  il  tomba 
à  pieds  joints  dans  un  cloaque,  que  recouvrait 
traîtreusement  une  trop  mince  couche  d'escar- 
billes. Le  juron  qui  sortit  de  sa  bouche  en  fut 
éclaboussé. 


lo8  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


En  même  temps  un  méchant  rire  cinglait  l'air 
derrière  lui,  et  la  mégère  criait  : 

—  Eh  bien,  fiston!  T'es  aussi  bien  là  que  dans 
la  boue  ! 

Enfin  le  commissionnaire  arrive,  et  comme  la 
porte  n'est  jamais  fermée,  il  entre  sans  frap- 
per. 

—  Hé,  la  petite  mère,  c'est  pas  facile  de  venir 
chez  vous,  grommelle-t-il  en  guise  de  bonjour. 

Puis,  jetant  à  terre  le  panier,  il  cherche  une 
page  dans  un  registre  plat. 

—  Vous  devez  vous  tromper,  monsieur,  dit 
doucement  Mme  Landry,  ce  n'est  pas  pour  nous, 
bien  sûr  ! 

—  Ça  vient  du  Mans,  dit  l'homme. 

—  Mon  pays  !  Mais  je  n'y  ai  plus  personne. 

—  Enfin,  c'est-y  vous  Adèle  Landry  ? 

—  Oui. 

—  Alors  signez  ici  et  payez  cinquante  cen- 
times pour  l'entrée. 

Machinalement  la  femme  signe  et  paye. 

—  N'oubliez  pas  le  porteur! 

M11"'  Landry  ajoute  deux  sous  et  le  gaillard 
en  toile  bleue  s'en  va,  faisant  des  compliments 
à  la  petite  famille. 

Il    allait  refermer   la   porte    quand   le   facteur 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  159 

entra.  De  sa  boîte  ouverte  sur  son  ventre,  il  tira 
une  lettre. 

—  Pour  vous,  dit-il  à  Mme  Landry  en  riant  de 
la  surprise  de  la  ménagère.  Il  ajouta  : 

—  Il  n'en  vient  pas  souvent  ! 

Puis,  sa  tournée  étant  finie,  il  rejoignit 
l'homme  du  chemin  de  fer  : 

—  Y  a  pas  de  bon  sens  de  laisser  de  pareilles 
routes  ! 

Mme  Landry  tournait  la  lettre  dans  ses  mains. 
L'écriture  en  était  inhabile,  l'enveloppe  mal 
collée.  Elle  ouvrit  et  trouva  le  papier  plié  en 
quatre,  avec,  au  coin,  une  rose  et  un  myosotis 
liés  par  un  ruban  bleu. 

—  Un  compliment  !  s'écria  Marie. 

Elle  avait  vu  de  pareilles  feuilles  à  l'école  :  ça 
coûtait  jusqu'à  dix  sous  et  c'était  pour  les 
riches  ! 

Quand  tous  les  petits  eurent  vu  la  belle  image, 
la  femme  lut  —  haut,  car  tous  les  marmots 
curieux  écoutaient: 

Ma  chère  nourrice. 

—  Ah!  s'exclama  M",e  Landry,  en  regardant  Ma- 
rie, c'est  de  Nana,  ta  sœur  de  lait!  Je  ne  savais 
pas  si  elle  était  vivante  ou  morte  !  Je  l'ai  rendue 


160  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

quand  elle  avait  deux  ans.  A  présent,  elle  en  a 
neuf!  La  pauvre  mignonne  !  Regarde,  elle  écrit 
mieux  que  toi  ! 

—  C'est  pas  malin,  sur  du  si  beau  papier,  dit 
Marie.  Et  puis,  elle  s'est  appliquée  ! 

Alors,  très  grave,  la  mère  recommença  : 

Ma  chère  nourrice, 

Eloi  Landry,  votre  beau-frère,  dont  le  régiment  passait 
par  ici,  est  venu  nous  voir.  Il  m'a  trouvée  bien  grandie  et 
nous  a  dit  que  vous  vous  portiez  bien,  que  vous  aviez  beau- 
coup d'enfants  et  que  vous  n'êtes  pas  très  heureuse  en  fait 
d'argent.  Maman  m'a  dit  de  vous  marquer  que  ça  lui  a  fait 
de  la  peine,  et  à  papa  aussi.  Alors,  comme  nous  sommes  un 
petit  peu  riches,  car  papa  a  un  ouvrier  à  présent  et  il  fait  les 
habits  du  maire,  qui  est  M.  Laulru,  Maman  vous  envoie  une 
oie  pour  Noël.  Ouvrez  son  bec  et,  dans  son  gosier,  vous 
trouverez  un  petit  papier,  où  est  enveloppée  une  pièce  de 
vingt  francs.  C'est  le  mois  de  nourrice  que  maman  n'avait  pu 
vous  payer  parce  que  nous  étions  trop  pauvres.  Si  on  ne  vous 
l'a  pas  envoyé  plus  tôt,  c'est  qu'on  n'avait  pas  votre  adresse. 
Maman  dit  que,  tous  les  ans.  elle  vous  expédiera  une  oie  avec 
un  jaunet  dans  son  bec  ou  son  gésier.  Ce  sera  pour  les  intérêts 
et  parce  que  je  suis  une  belle  fille  grâce  à  votre  bon  lait. 
J'aurai  neuf  ans  aux  cerises,  je  pèse  cinquante  livres,  et  je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Anna  Bourbillon. 

De  joie,  la  mère  baisa  la  lettre,  puis  précieu- 
sement, elle  la  posa  ouverte  sous  le  globe  d'une 
méchante    pendule    dorée,  dernier    luxe  que  le 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  161 

Mont-de-Piété  avait  refusé,  par  un  bien  triste 
jour  où  Mme  Landry  avait  compris  que  son 
horloge  était  en  zinc  etne valait  pas  trois  francs, 
avec  son  prince  et  sa  bergère  ! 

Maintenant,  au  plaisir  !  Les  petits  sont  ac- 
croupis autour  de  la  bourriche.  De  leurs  doigts 
ils  en  écartent  la  paille  : 

—  Ça  a  des  plumes  ! 

Fifine,  peureuse,  tombe  sur  son  derrière  : 

—  J'ai  vu  son  bec  !  Il  a   voulu  me  mordre  ! 
Mais  Mme   Landry,   d'un  coup   de  couteau,    a 

tranché  le  mystère  en  même  temps  que  la  corde. 
La  volaille  apparaît  :  elle  montre  son  ventre 
gras  et  blanc  entre  ses  ailes  grises.  Vite,  Marie 
lui  saisit  le  cou,  entrouvre  les  spatules  jaunes  du 
bec  : 

—  Elle  a  des  dents  ! 

Puis,  la  fillette  regarde  de  plus  près  : 

—  Un  papier...  Il  est  vide  !...  Mais  il  en  cache 
un  autre...  C'est  le  bon! 

Le  «  louis  »  est  extrait  de  sa  «  papillotte  ». 

Il  brille,  brille,  brille. 

Serait-ce   le   Sauveur,  avec    son    auréole,   qui 


162  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

habite  cette  hostie  d'or?  Comme  les  rois  mages 
devant  la  crèche  de  Nazareth,  les  enfants  s'in- 
clinent, pleins  d'espoir,  autour  du  giron  de  la 
mère  où  semble  se  nicher  le  soleil. 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 

Une  pièce  d'or  !  C'est  l'horizon  qui  s'élargit, 
qui  scintille,  qui  chante.  Les  petites  imagina- 
tions s'exaltent: 

—  Dis,  maman,  avec  cela,  on  aurait  cent 
poupées  ? 

—  Et  des  gâteaux  plein  une  charrette  ? 

—  Et  du  sucre  pour  un  an  ! 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 

La  mère  fait  danser  le  «  louis  »  par  terre,  sur 
les  carreaux  rouges,  et  le  bruit  clair  réjouit  l< 
bambins  : 

—  On  dirait  qu'il  rit! 

—  C'est  comme  le  ruisseau  en  été  ! 

—  Non,  c'est  comme  un  oiseau  ! 

—  Ou  la  clochette  de  l'enfant  de  chœur  pen- 
dant la  messe  ! 

—  Oh!  s'il  y  en  avait  plusieurs! 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  163 


Noël  !  Noël  !  Noël  ! 


Mais  les  aiguilles  marchent  sur  le  pauvre  ca- 
dran et  midi  a  sonné  au  timbre  de  pacotille. 
Certes  il  n'a  pas  la  voix  de  l'or,  car  on  ne  l'a 
pas  entendu. 

Et  voilà  soudain  la  neige  qui  tombe  ! 

Noël!  Noël!  Noël! 

La  neige  !  la  neige  !  Et  les  enfants  abandon- 
nent la  pièce  d'or  pour  les  papillons  blancs,  qui 
tombent,  pour  les  plumes  de  cygne,  qui  volent, 
pour  les  tourbillons  qui  rafraîchissent  jusqu'au 
fond  du  cœur  ! 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 

Il  n'y  aura  plus  de  boue  !  Les  chemins  pren- 
dront des  airs  de  crème  fouettée  !  Les  branches 
des  arbres  ne  seront  plus  noires  :  elles  porteront 
des  fleurs,  ainsi  qu'au  printemps  ! 

Noël!  Noël!  Noël! 


164  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 



Descends,  descends,  ô  neige,  joli  manteau 
duveté  !  Que  les  corbeaux  deviennent  colombes 
dans  le  ciel  gris  !  La  nuit  ne  sévira  pas  !  Les 
heures  noires  pâliront  en  tombant  du   clocher  ! 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 

Au  soir,  Landry  fit  irruption  dans  sa  volière. 
Il  était  poudré  de  neige  et  portait  sur  l'épaule 
un  grand  fagot  de  lattes  cassées,  pleines  de 
plâtre. 

—  Le  Bonhomme  Hiver  !  Le  Bonhomme  Hiver  ! 
s'écrièrent  les  enfants. 

Landry  jeta  les  lattes  au  milieu  de  la  chambre, 
puis  il  embrassa  à  la  ronde  les  marmots  qui 
s'accrochaient  à  lui.  En  le  secouant  ils  se  cou- 
vraient des  diamants  que  le  givre  avait  mis  à  la 
blouse  de  leur  père. 

Noël!  Noël!  Noël! 

Bientôt  les  lamelles  de  bois  flambent  dans 
Pâtre.  A  un  clou  la  mère  a  pendu  une  ficelle, 
avec  l'oie  au  bout.  Déjà  la  graisse  coule.  Et  le 
l'eu  crie  comme  un  nouveau-né  ! 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 


LE    SAVETIER    ET    LE    MAÇON  165 

Sur  la  table  les  assiettes  se  rapprochent  les 
unes  des  autres.  Il  y  en  a  deux  de  plus,  et 
la  table  est  petite!  Les  Roussel  viendront  parta- 
ger le  repas. 

Ah  !  Ça  n'a  pas  été  facile  !  Mme  Landry  les 
a  invités  :  poliment  ils  ont  refusé  !  Marie  est 
venue:  elle  les  a  embrassés.  Le  bon  savetier  se 
laissait  faire,  tout  en  constellant  de  clous  les 
semelles  claires. 

Enfin  Landry  s'en  mêla.  Sa  silhouette  de 
plâtrier  éclaira  comme  un  cierge  l'intérieur 
d'ombre  du  disciple  de  Saint-Crépin. 

—  Si  vous  refusez,  c'est  que  nous  ne  sommes 
pas  des  amis,  dit-il. 

Il  tendit  sa  main  blanche  :  le  cordonnier  y  mit 
la  sienne  toute  pleine  de  la  poix  qu'il  s'occupait 
à  rouler  en  boule. 

C'était  convenu  ! 

On  fit  un  brin  de  toilette,  et,  la  porte  franchie, 
la  fête  commença. 

Noël  !  Noël  !  Noël  ! 


LA  FIN  DU  PÈRE  LASACOCHE 

A  mon  petit  ami  Robert  Courouble. 


10 


(jj-v^^r^jz? 


La  Fin  du  Père  Lasaeoehe. 


Peaux  de  lapins!  Peaux  de  lapins!  Chiffons, 
ferraille  à  vendre  ! 

Chaque  matin,  ce  cri,  poussé  d'une  voix  so- 
nore, monte  dans  la  grande  cour  comme  un  oi- 
seau qui  se  cognerait  aux  fenêtres  et  réveille- 
rait les  marmots  et  les  vieux  encore  endormis 
dans  la  cité  ouvrière.  Car  il  n'v  a  plus,  à  cette 
heure  pourtant  encore  pénétrée  d'un  reste  d'au- 
rore, que  des  enfants  et  des  vieillards  dans  le 
grand  bâtiment  parfois  si  grouillant ,  et ,  le 
soir,  aux  lumières,  actif  comme  une  ruche. 
Tous  ceux  qui  ont  l'âge  de  travailler  sont  déjà 
partis  vers  les  usines  noires,  dont  les  chemi- 
nées fument    à   l'horizon,    vers   les    appels  des 

10* 


172  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

cloches,    qui    attristent  l'aube   au   seuil   des  fa- 
briques. 

Peaux  de  lapins!  Peaux  de  lapins!  Chiffons, 
ferraille  à  vendre  ! 

A  ce  refrain,  les  fenêtres  s'ouvrent,  et  appa- 
raissent, à  côté  d'une  fleur  de  géranium  ou  d'un 
fuchsia  maigre,  des  perruques  et  des  têtes 
blondes,  également  ébouriffées. 

—  Par  ici,  marchand  !  crie  une  vieille 
femme. 

—  Eh  !  Peau  de  lapin  !  voulez-vous  monter  ! 
reprend  une  fillette  en  guenilles. 

L'homme  qui  achète  les  peaux  est  un  robuste 
gaillard,  qui  porte  son  demi-siècle  comme  une 
plume  de  pinson.  Il  a  l'air  d'un  bon  meunier, 
avec  une  figure  fraîche  et  ronde,  imberbe,  et 
des  cheveux  gris.  Il  cache  sous  une  blouse 
bleue,  brodée  de  blanc  aux  épaules,  le  luxe  d'un 
«  complet  »  confortable  en  drap. 

—  J'arrive  !  J'arrive  ! 

Et  il  laisse  sa  voiture  et  son  petit  cheval  dans 
la  cour,  près  d'un  monceau  de  détritus  où  gi- 
sent au-dessus  des  épluchures  une  casserole 
trouée  et  un  pot  vert  brisé.  La  carriole  esl  jaune 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  173 

et  le  cheval  pie.  A  l'un  des  coins  du  véhicule 
pend  un  paquet  de  dépouilles  raides,  tachées 
de  sang  et  bordées  de  fourrures. 

L  homme  monte  l'escalier. 

Par  toutes  les  gueules  noires  des  corri- 
dors, sortent  des  grand'mères,  encore  vail- 
lantes, quelques-unes  appuyées  sur  des  can- 
nes. 

Entre  ces  vieilles  se  faufilent  de  petits  bam- 
bins, aussi  chancelants  qu'elles.  Pour  ne  point 
tomber,  ils  ont  besoin  d'appui:  ils  cherchent: 
une  main  ridée  se  tend  et  près  des  ancêtres 
courbées,  le  marchand  se  réjouit  de  voir  ces 
marmots  avec  leurs  sourires  barbouillés  dans 
leurs  frimousses  roses  où  s'épanouit  la  sève 
dune  jeune  fleur  humaine. 

Des  portes  s'ouvrent  encore,  et  voilà  des  fil- 
lettes. Elles  ont  douze  ans,  un  peu  plus,  un  peu 
moins  :  dans  les  ménages  indigents,  elles  rem- 
placent les  mères,  qui  sont  assises  devant  un 
métier  au  fond  d'une  usine.  Les  fillettes  ont 
l'air  préoccupé  :  déjà  se  dessine  au  milieu  de 
leur  front  le  pli  qu'on  voit  aux  femmes  des 
pauvres  et  qui  est  comme  la  cicatrice  de  leur 
misère. 

Tout  le  monde  crie  : 


174  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Bonjour,  père  Lasacoche  ! 

—  Bonjour  les  petites  pratiques  !  répond-il 
aux  enfants. 

Et  il  se  tourne  vers  les  vieilles: 

—  Bonjour,  la  jeunesse  ! 

On  rit,  en  montrant  des  quenottes  ou  des  chi- 
cots. Et  le  père  Lasacoche  continue  sa  tournée 
par  les  corri.çlors  qui  exhalent  des  odeurs  de 
langes  qui  sèchent,  de  lampes  à  pétrole  et  de 
pipi  de  chat.  Parfois  il  ouvre  une  petite  lucarne, 
dans  la  cage  de  l'escalier: 

—  Donnez-vous  de  l'air,  dit-il. 

Il  fait  ses  petites  affaires,  achetant,  marchan- 
dant, cherchant  de  la  monnaie  au  fond  de  la 
grande  sacoche  en  cuir  qui  lui  vaut  son  sur- 
nom. Le  coude  bleu  de  sa  blouse  se  blanchit 
aux  murs  crépis  à  la  chaux.  Parfois  sa  large 
carrure  disparait  en  un  recoin  sombre  de  la 
vaste  maison,  parfois  une  grande  et  froide  fe- 
nêtre fait  tomber  une  lumière  vive  sur  les  trois 
chapeaux  superposés  qu'il  porte  au-dessus  de 
ses  oreilles —  chapeaux  verdis  par  les  averses, 
qu'il  vient  d'acheter  et  qu'il  a  mis  pour  faire 
rire  la  marmaille. 

Enfin  il  revient:  un  tas  de  chiffons  bleus. 
bruns,     pourpre,    jaunes,    mais    tous    déteints 


LA    FIN    DU    PÈRE    I.ASAC.OCHE  175 

comme   s'ils   avaient  essuyé  les  sueurs   de  dix 
générations,  se  ballotte  sur  son  dos. 

—  Gomment  peut-il  porter  tout  cela  ?  dit  une 
vieille. 

Et  de  la  main  droite  il  tient  une  grand  casse- 
role de  cuivre  qui  cache  son  métal  brillant  sous 
une  couche  de  noir  de  fumée.  Aujourd'hui  il  ne 
faut  éblouir  personne,  mais  demain,  recurée, 
aguichante,  elle  tirera  l'œil  du  client  dans  la 
boutique  du  bric-à-brac.  En  attendant  cette 
gloire,  la  voilà  dans  la  voiture,  près  des  chaus- 
sures effondrées,  des  chapeaux  rafFalés,  des 
guenilles  qui  furent  de  hautes  nouveautés  en 
leur  temps  et  qui  sont  tristes  comme  tout  ce 
qui  a  passé  par  les  doigts  de  la  Misère. 

Autour  de  la  carriole  les  gamins  sont  ras- 
semblés, les  poings  dans  les  poches.  Les  plus 
grands  apportent  au  cheval  du  pain:  il  se  reti- 
rent vivement,  aussitôt  la  miche  empoignée  par 
le  bidet,  et  disent  aux  petits  : 

—  Tu  vois,  j'ai  pas  peur! 

—  Prends  garde  qu'il  prenne  ton  doigt  pour 
un  radis  !  crie  le  marchand. 

Il  défait  le  nœud  des  guides  et  s'apprête  à 
partir.  Le  cheval  secoue  la  tète,  fait  tinter  le 
grelot  de  son  collier. 


176  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

—  En  marche,  Rigolo  !  commande  le  père 
Lasa  coche. 

Mais  il  n'a  pas  fini. 

—  Attendez!  Attendez!  crie  une  voix  cassée. 
Une   vieille    arrive   et  présente    à   Lasaeoehe 

une  robe  à  volants,  dont  les  ramages  fleuris 
lui  rappelaient  sa  jeunesse.  Mais  elle  a  songé 
qu'un  peu  de  feu  serait  plus  de  saison,  car  si 
les  souvenirs  réchauffent  le  cœur,  ils  ne  font 
pas  bouillir  la  marmite. 

L'homme  offre  vingt  sous. 

Elle  sursaute  : 

—  Vingt  sous  !  Ce  n'est  pas  le  prix  du  poivre 
que  j'ai  mis  dedans  pour  la  préserver  des  mites 
pendant  quarante  ans  ! 

Cette  bonne  raison  fait  qu'elle  obtient  deux 
francs  —  une  pièce  toute  ronde  qu'elle  soupèse. 

Et  comme  elle  part  avec  une  toux  plus  forte 
que  d'habitude,  les  voisins  disent  : 

—  Elle  n'en  a  plus  pour  longtemps! 

Maintenant  c'est  un  vieux  berceau  qu'oïl  ap- 
porte. Cela  étonne  qu'un  berceau  puisse  être 
vieux!  Oh!  si  vous  voyiez  celui-là  !  Il  vous  ferait 
pitié!  Une  bribe  de  rideau  reste  accrochée  à  sa 
flèche  tordue,  et  l'on  distingue  encore  de  petits 
oiseaux   bleus  qui  chantent  dans  les  ombres  dé 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  177 


la  perse  salie.  Entre  les  mailles  du  filet  l'étoffe 
crevée  apparaît  brune  par  endroits  et  laisse  voir 
de  petits  matelas  béants.  Chose  affreuse  !  Un 
horrible  polichinelle  pendu  tremble  au  bout 
dune  ficelle  au  «  col  de  cygne  »  !  Il  gigote  de- 
puis longtemps  sans  doute  :  ses  bras  se  déta- 
chent, il  ne  lui  reste  qu'un  pied;  livide  sous 
une  perruque  jadis  «  sucre  d'orge  »,  sa  figure 
de  pantin  mort  grimace. 

Et  tout  cela  est  pourtant  moins  mélancolique 
que  la  maigre  femme  qui  traîne  la  dépouille. 
Elle  approche.  On  lui  fait  place.  Elle  est  si  ma- 
lade, toute  pâle  avec  des  joues  creuses  et  une 
poitrine  qui  s'enfonce! 

—  Combien  me  donnez-vous  ?  dit-elle. 

—  Cela  ne  vaut  pas  deux  sous,  répond  le 
marchand.  Ça  encombre  et  le  mioche  qu'on  y 
mettrait  ne  serait  guère  en  sûreté.  Les  oiseaux 
n'accrochent  pas  leurs  nids  aux  branches  pour- 
ries, la  mère!  Et  puis  votre  gosse  n'est  pas 
mort!  Il  sera  aussi  bien  couché  là-dedans  (pie 
par  terre  ! 

—  Il  sera  mieux,  la  nuit,  près  de  moi,  dit 
tristement  la  femme.  La  fièvre,  ça  tient  chaud! 

Ces  paroles  décidèrent  l'homme  à  conclure 
une  mauvaise  affaire.  Il  donna  vingt  sous  et  dit: 


178  Ll-    CŒUB    DES    PAUVRES 

—  J'aime  mieux  Les  peaux  de  lapin  ! 

—  Eh  bien,  en  voilà  encoi 

On  a  'lit  aux  environs:  cle  marchand  est  là  »! 
Dix  mains  tendent  des  peaux,  avec  le  poil  en 
dedans.  De  ces  peaux,  les  ime>  sont  sèeh 
rigide.-,  comme  La  baudruche  ou  La  vieille 
morue:  Les  autres,  fraîches,  pendent  flasques  et 
gluantes;  Les  plus  soigneusement  conseï 
sont    bourrées    de    paille,   à   éclater.    Cell< 

ent  pour  les  plus  belles:  elles  vont  jusqu'à 
quatre  sous  !  Et  il  Tant  voir  avec  quelle  atten- 
tion le  marchand  regarde  La  marchandise!  ("ne 
déchirure,  il  n'en  veut  pas  du  tout!  Une  patte 
arrachée,  cela  ue  vaut  plus  qu'un  sou!  Suivant 
les  beautés  du  poil,  deux  ou  trois. 

I  tne  fillette  arrive,  très  fière  : 

—  Une  peau  de  lapin  russe,  dit-elle. 

La  figure  du  marchand  s'éclaire.  II  donne  une 
petite  pièce  d'argent. 

—  Ça  vaut  bien  ça,  allirine-t-il.  On  en  fait  du 
chinchilla. 

Tout  Le  monde  est  content.  <m!  c'est  un  bon. 
marchand,  un  bon  marchand  ! 

—  Hue  !  Rigolo  ! 

Le  ch.-val  pie    reprend    son   pas,   cahin-caha. 
Et  la  voiture  secoue  le  vieux  berceau,  qui  bereçj 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  179 

éperdument  son  petit  pendu.  Le  marchand  est 
heureux  :  car  cela  fait  rire  les  enfants  et  attire 
les  mères  aux  fenêtres. 

Peaux  de  lapins  !  Peaux  de  lapins  !  Chiffons, 
ferraille  à  vendre  ! 

Le  cri  plane  dans  l'air:  et  comme  si  la  mi- 
sère tombait  du  ciel,  il  pleut  dans  la  voiture  des 
loques,  de  la  ferraille  et  des  peaux  :  le  mar- 
chand achète  même  des  os:  il  y  en  a  de  gros, 
sans  moelle,  qui  font  songer  à  des  lunettes 
d'approche. 

—  Ah  !  ça  marche  ! 

Aussi  le  cheval  est  gras,  bien  soigné,  et 
l'homme  chante  parfois  ou  sifflotte.  A  midi, 
quand  il  se  trouve  aux  environs ,  il  s'ar- 
rête au  cabaret  du  Petit  Ra/nponneau,  fameux 
pour  ses  gibelottes  et  ses  tripes  à  la  mode  de 
Caen. 

—  Ah  !  ça  marche  ! 

Mais  il  y  a  longtemps  de  cela  !  Et  petit  à 
petit  tout  a  changé,  car  tout  se  modifie  dans  le 
monde. 

Maintenant  les   guenilleux  peuvent  faire   du 

U 


180  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

feu  avec  leurs  guenilles!  Cela  ne  se  vend  plus: 
la  Norvège,  sur  d'immenses  bateaux,  couche 
les  grands  sapins  :  grâce  à  eux  se  fabrique  du  ' 
papier  aussi  blanc  que  celui  qu'on  faisait  jadis 
avec  de  beaux  pans  de  chemise  !  La  ferraille, 
d'autre  part,  a  perdu  sa  valeur  :  elle  arrive  de 
tous  les  pays,  par  wagons  sur  la  terre;  sur  l'eau 
les  péniches  en  sont  lourdes  à  couler  ! 

Gomment  voulez-vous  faire  la  concurrence, 
alors,  avec  un  vieux  cheval,  devenu  poussif, 
une  charrette  qui  grince  faute  de  graisse  ?  Ce 
n'est  pas  possible  ! 

Il  y  a  bien  les  peaux  de  lapin,  qui  sont  en 
hausse  !  Mais  plus  moyen  de  les  avoir  depuis 
qu'on  en  fait  des  jaquettes  de  loutre  !  Savez- 
vous  qu'on  vend  des  lapins  écorchés  à  la  livre? 
Le  vieux  marchand  a  même  entendu  dire  qu'à 
Paris,  pour  tenter  le  pauvre  monde,  chez  les 
grands  épiciers,  on  vend  le  civet  tout  cuit  ! 

—  Des  histoires  à  troubler  la  cervelle  !  pense- 
t-il. 

Et  il  suit  les  grand'routes,  qui  se  bordenl  I 
présent  d'une  foule  de  villas  en  briques  rouges! 
avec  des  grilles  qui  ne  s'ouvrent  jamais  à  son 
approche,  et  des  balcons  où  n'apparaît  pen 
sonne. 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  181 

Le  vieux  marchand  crie  tout  de  même,  par 
acquit  de  conscience: 

—  Peaux  de  lapins!  Peaux  de  lapins!  Chif- 
fons, ferraille  à  vendre  ! 

.Mais,  hélas!  Plus  jamais  d'aubaine  !  Une  peau 
par  ci,  une  peau  par  là;  pas  moyen  de  vivre 
avec  si  peu  et  de  nourrir  sa  bête  ! 

Aussi  le  vieux  cheval  pie  en  eut  bientôt 
assez  de  voir  les  routes  blanches  s'allonger 
malignement  devant  lui  sans  un  brin  d'herbe  à 
l'horizon. 

—  Ce  n'est  pas  juste,  après  tout,  pensa-t-il. 
La  luzerne  ne  pousse-t-elle  que  pour  les  ânes? 

Et  le  voilà  qui  se  révolte  et  se  chagrine,  gagne 
la  jaunisse  et  meurt  bien  tristement,  un  soir, 
dans  la  cour  d'une  auberge. 

—  Il  te  sera  plus  utile  crevé  que  vivant,  dit 
au  père  Lasacoche  le  patron  du  cabaret.  Tu 
pourras  le  vendre  à  l'équarrisseur  et  il  ne  te 
coûtera  plus  d'avoine. 

Mais  Lasacoche  fut  triste.  Il  regarda  long- 
temps la  bête  défunte  qui  gisait  sur  le  pavé  et 
qui  lui  rappelait  ses  années  prospères;  il  versa 
une  larme. 

—  Pauvre  Rigolo  !  Pauvre  Rigolo  ! 


182  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Mais  il  prit  vite  son  parti,  céda  sa  carriole 
et  accomplit  ses  tournées  avec  un  sac  au 
dos. 

Dame  !  Un  sac  suffisait  pour  un  aussi  maigre 
commerce!  Bientôt  il  fut  trop  grand!  La  journée 
passait,  le  soir  tombait:  on  le  voyait  presque 
aussi  plat  sur  l'échiné  du  bonhomme.  Si  Lasa- 
coche  se  courbait,  c'était  sous  le  poids  de  l'en- 
nui et  de  la  vieillesse.  Ses  cheveux  blanchis- 
saient et  tombaient,  ses  joues  de  meunier 
joyeux  se  ridaient,  palissaient,  ses  yeux  clairs 
devenaient  jaunes  et  pleuraient;  il  manquait 
des  dents  à  ses  rares  sourires. 

De  jour  en  jour  la  vie  du  pauvre  ambulant 
s'assombrit.  Quand  il  entrait  par  habitude  dans 
la  grande  cour,  où  tout  était  changé  (en  vingt 
ans  qu'est-ce  qui  ne  change  pas?  il  n'était  guère 
plus  reconnu  que  par  trois  vieilles. 

Ah  !  ces  vieilles  !  Comme  trois  chats,  elles 
ronronnaient  de  tout  sur  les  ordures  qu'elles 
poussaient  avec  leurs  balais  de  bruyère,  avant 
que  les  boueux  ne  passent.  Elles  se  souvenaient 
d'avoir  connu  Lasacoche  au  temps  prospère  où 
chaque  dimanche  on  faisait  sauter  un  lapin  :  la 
bête  avait  été  écorchée  avec  soin,  car  on  peu 
sait  au  marchand  qui  payerait  la  peau  deux  ibis: 


LA    FIX    DU    PÈRE    LASACOCHE  183 


de  beaux  gros   sous   d'abord   et  puis  d'un  com- 
pliment à  la  commère. 

—  Maintenant  qui  pense  à  nous  féliciter  sur 
nos  belles  mines  ?  dit  une  des  vieilles. 

Elle  était  dodue,  rouge  et  ronde  comme  la 
lune  quand  elle  bat  son  plein  et  s'élève  aux 
cieux  ainsi  qu'un  gros  ballon.   Elle  ajouta: 

—  N'est-ce  pas  rare  de  conserver  ma  fraîcheur 
à  mon  âge  ?  Eh  bien  !  Qui  m'en  parle  ? 

—  Ah  !  Rose,  reprit  d'une  voix  de  fausset 
une  petite  vieille  à  la  peau  tannée  et  ridée  en 
tous  sens  comme  un  vieux  bas  trop  reprisé  où 
se  perd  la  symétrie  du  point,  telle  que  vous  me 
voyez,  malgré  mes  soixante-dix  printemps,  hier 
encore  j'essayais  un  corsage  que  je  mettais 
lorsque  j'étais  jeune  fille.  Il  m'allait  comme  un 
gant!  Et  il  y  a  beau  jour  qu'on  ne  m'invite  plus 
à  la  danse  au  Salon  des  Muses! 

La  svelte  pauvresse  semblait  valser  en  sap- 
puvant,  légère,  sur  le  balai,  dans  un  nuage  de 
poussière. 

—  Oui,  oui,  les  bons  s'en  vont  !  grommela  la 
troisième,  dont  la  jupe  se  relevait  par  devant, 
à  cause  de  son  gros  ventre.  Heureusement  que 
nous  restons,  nous  autres,  pour  nous  rappeler 
le  temps  où  nous  étions  les  trois   plus  belles  ! 


184  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Tiens,  voilà  le  père  Lasacoche  !  Demandons-lui 
s'il  se  souvient  de  notre  beau  temps. 

Et  les  sorcières  attendirent  le  vieux,  appuyées 
sur  leurs  balais. 

Il  haletait,  en  montant  la  côte,  la  tète  basse, 
cramponné  à  son  bâton  de  chêne.  Voyant  les 
commères  il  soupira,  chevrotant: 

—  Peaux  de  lapins  !  Peaux  de  lapins  ! 

—  Bonjour,  père  Lasacoche!  dirent  en  chœur 
les  vieilles. 

—  Bonjour,  bonjour,  la  jeunesse!  répondit 
machinalement  l'homme,  en  passant  vite. 

Très  fières,  les  vieilles  sourirent: 

—  Il  nous  reconnaît,  le  farceur  ! 

—  Nous  n'avons  pas  changé  tant  que  cela  ! 

—  Bast!  Quand  on  a  bon  pied,  bon  œil  ! 
l'ne  odeur  nauséabonde   montait   de  la  fange 

qu'elles  avaient  remuée. 

Lasacoche  continua  sa  route. 


I  n  soir,  bien  las  et  plus  triste  que  de  cou- 
tume, il  rentra,  le  sac  et  le  ventre  vides.  El  sur 
les  couvertures  trouées  qui  lui  servaient  de 
couche  en  son  taudis  il  tomba,  pleurant.  Il 
pleurait,  il  pleurait!  On  n'eût  pas  cru  que  d'un 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  185 

corps  si  sec  il  pût  sortir  autant  de  larmes  !  Mais 
n'avait-il  pas  le  droit  de  pleurer,  sa  porte  close, 
lui  qui  ne  se  plaignait  à  personne  ? 

On  ne  sait  quel  bon  ange  vint  le  consoler 
cette  nuit.  Mais  le  lendemain  matin  il  s'éveilla 
très  gai  :  il  riait  à  tout  venant  et  faisait  des  sa- 
luts  de  la  main. 

Il  entra  chez  le  boulanger. 

—  Du  pain,  du  pain  !  dit-il. 

On  le  servit,  et  sans  sortir  de  la  boutique  il 
mangea  goulûment,  donnant  des  baisers  à  la 
mie  blanche. 

—  C'est  du  sucre,  du  sucre,  du  sucre  !  disait-il. 
Et  il  léchait  la  croûte. 

Alors  il  désigna  d'un  doigt  tremblant  la  brosse 
à  manche  qui  pendait  à  côté  du  comptoir  : 

—  J'offre  vingt  francs  de  cette  peau  de  lapin, 
dit-il. 

Et  frappant,  hilare,  sur  sa  cuisse,  il  sortit 
sans  payer  son  pain. 

—  Il  est  fou  !  se  dit  le  mitron. 

Il  se  mit  sur  sa  porte  et  regarda  le  père  La- 
sacoche  qui  marchait  très  vite  sur  le  trottoir,  et 
mal  d'aplomb.  Ses  pas  s'emmêlaient  comme  ceux 
des  petits  marmots,  mais  il  ne  tombait  pas.  Ses 


186  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


yeux  clairs  semblaient  suivre  de  beaux  oiseaux 
le  long  des  toits. 

—  Il  est  fou!  répétèrent  les  voisins. 
Effectivement   le   père  Lasacoche  avait  perdu 

la  raison.  Mais  comme  il  souriait  à  tout  le 
monde,  tout  le  monde  lui  sourit.  D'ailleurs  il 
n'était  plus  le  même  homme,  qu'on  voyait  tou- 
jours taciturne  et  consterné  par  sa  misère.  Il 
paraissait  guilleret.  Il  faisait  de  grands  saints 
aux  bonnes  et  aux  concierges,  caressait  les 
chiens  en  les  appelant: 

—  Mes  petits  Rigolos  !  Mes  petits  Rigolos  ! 

Il  sortait  avec  cinq  chapeaux  sans  fonds,  su- 
perposés sur  sa  tête,  ce  qui  le  faisait  suivre  par 
les  gamins. 

Il  prenait  les  mêmes  rues  qu'auparavant: 
mais  elles  lui  paraissent  moins  longues,  car  la 
folie  lui  tenait  compagnie  et  l'égayait  de  ses 
discours. 

Devant  la  grande  maison  ouvrière,  il  s'arrêta, 
sembla  se  souvenir  qu'il  y  avait  de  bonnes  gens 
parmi  les  malheureux. 

Il  entra  et  cria  : 

—  Peaux  de  lapins!  Peaux  de  lapins!  Chif- 
fons, ferraille  à  vendre  ! 


LA    FIN    DU    PÈRE    LASACOCHE  18*7 


Il  attendit  longtemps,  parlant  aux  chiens  et 
aux  enfants,  l'heure  où  les  ouvriers,  sortis  de 
la  fabrique,  rentrent  pour  déjeuner. 

Certains  reconnurent  le  père  Lasacoche  :  il 
leur  avait  donné  jadis  des  sous  pour  de  vieux 
clous.  Quelques-uns  même  lui  devaient  un  gâ- 
teau ou  des  billes. 

Reconnaissants  ils  se  dirent  simplement  que, 
la  soupe  étant  chaude,  le  vieux  bonhomme  en 
recevrait  sa  part,  l'n  vieil  enfant  parbleu! 

On  lui  apporta  des  assiettes,  où  nageaient  du 
lard  et  des  croûtes  de  pain. 

—  Bon!  bon!  bon!  disait-il. 

Il  mangea  dans  la  cour,  heureux  comme  à  la 
belle  époque;  puis  il  revint  souvent.  Son  sac 
ne  le  quittait  jamais  et  toujours  il  avait  en  main 
une  ou  deux  peaux  de  lapins  que  lui  donnaient 
des  ouvriers  compatissants  avec  quelques  sous, 
les  jours  de  paye. 

Certains  dimanches  une  des  trois  vieilles  ve- 
nait, en  cachette  des  autres,  offrir  un  petit 
coup  de  vin  à  Lasacoche  et  lui  disait  : 

—  C'était  moi  la  plus  belle  ! 

Alors  il  riait  plus  fort  et  sans  savoir  il  répondait: 

—  Oui,  la  jeunesse! 

Et  la  vieille,  contente,  partait,  riant  aussi. 

11* 


L'AUMONE  QUI  BLESSE 


A  mes  petits  amis  André,  Jean  et 
Louis  liassenffosse . 


L'aumône  qui  blesse. 


Eiait-ce  bien  sur  la  rue  que  donnait  la  cham- 
bre proprette  de  Madame  Pers  ?  On  aurait  pu 
en  douter  à  voir  le  jour  de  souffrance  qui  tom- 
bait du  ciel  d'hiver  sur  ses  mains  spectrales 
Son  métier,  où  se  tendait  un  carré  de  satin 
ivoire,  se  trouvait  près  de  la  fenêtre  :  malgré 
cela  l'ouvrière  avait  peine  à  déchiffrer  l'élégant 
dessin  que  devait  mettre  en  relief  la  soie  verte 
dont  son  aiguille  était  enfilée. 

Cependant  vers  le  soir,  quand  Madame  Pers 
alluma  la  lampe,  on  eût  pu  voir  distinctement 
des  folles  avoines  trembler  à  la  lumière  sur  le 
satin.  Quel  pénible  travail!  Et  la  nuit  n'est 
pas  venue  que  la  veillée  commence.  L'ouvrage 
presse,  car  à  une  voix  d'enfant  : 


194  LE   CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Viens-tu  à  table,  maman  ? 
La  brodeuse  répond  : 

—  Dîne  tout  seul,  mon  Loulou,  je  n'ai  pas 
faim. 

—  Maman,  il  faut  manger  un  œuf!  Le  méde- 
cin Ta  dit  !  D'abord,  c'est  moi  qui  veux  le  cas- 
ser ! 

A  deux  reprises  trois  petits  coups  secs  brisè- 
rent la  coquille  ;  puis  un  gamin  sortit  de  l'ombre 
et  tendit  à  sa  mère  le  léger  repas  qui  tenait 
dans  un  coquetier. 

—  Il  faut  avaler  cela  d'un  seul  coup,  comme 
une  pilule,  dit-il. 

Elle  obéit.  Le  petit  la  regardait  enviant  peut- 
être  ce  fin  régal  ;  il  dit  : 

—  Hein  ?  c'est  bon  ? 

—  Oui,  chéri  !  Donne  vite  un  peu  de  vin 
pour  ôter  le  goût  ! 

L'enfant  approcha  un  verre  mi-plein  avec,  au 
fond,  un  morceau  de  sucre  qui  n'eut  pas  le 
temps  de  fondre  tant  la  femme  était  pressée  de 
reprendre  son  aiguille. 

—  Pour  toi  le  canard,  dit-elle. 

—  Merci,  maman  ! 

—  Dîne  bien,  mon  trésor  !  Après  tu  me  feras 
chauffer  le  café  qui  reste  dans  le  philtre  ! 


l'aumône  qui  blesse  195 

—  Ça  le  médecin  Ta  défendu  !  fit  observer  le 
sage  petit  homme. 

Il  ne  reçut  pas  de  réponse  :  Madame  Pers 
était  absorbée  par  l'enchevêtrement  d'un  liseron 
autour  d'une  graminée. 


Trois  semaines  après,  c'était  le  jour  des  Rois. 
Le  soleil  se  leva  dans  un  ciel  pur,  comme  une 
couronne  d'or.  Il  fit  vibrer  le  travail  presque 
achevé  de  l'ouvrière,  arracha  des  lueurs  au  satin 
posé  sur  le  métier  :  on  y  voyait  fleurir  en  rose 
l'aurobe  printanier  parmi  les  herbes  et  sous  les 
pendeloques  d'une  branche  de  genêts. 

Madame  Pers,  plus  pâle  que  de  coutume,  s'ap- 
procha de  son  œuvre.  Elle  murmura  : 

—  Très  joli  !  Et  puis  c'est  bon  signe  de  broder 
un  trèfle  à  quatre  feuilles  ! 

Ses  doigts  trop  fins  tremblaient  en  démêlant 
un  écheveau  de  soie  verte.  Elle  y  parvint  pour- 
tant. Alors  elle  chercha  dans  son  étui  :  c'était 
le  fourreau  où  dormaient  pêle-mêle  les  aiguil- 
les, ces  armes  blanches  et  fragiles  avec  lesquel- 
les elle  avait  lutté  pour  la  vie.  Mais  quoi  ?...  la 
'main  de  l'ouvrière  se  glace,  l'étui  glisse  et 
répand  aux   pieds  de    Madame  Pers    une  petite 


196  LE    CŒUI1    DES    PAUVRES 

étoile  d'acier  qui  brille  :  la  tète  de  la  femme 
s'incline,  exsangue. 

A  ce  moment  Loulou  rentre,  avec  une  bou- 
teille à  demi-pleine  de  lait  et  deux  petits  pains 
qu'il  dépose  sur  la  table. 

Voyant  sa  mère  immobile,  il  s'approche  : 

—  Comme  elle  est  pâle  ! 
Il  a  peur  : 

—  Maman  !  Maman  !  Maman  ! 
Elle  ne  bouge  pas. 

Affolé  Loulou  ouvre  la  porte,  appelle  la  voi- 
sine : 

—  Madame  Langlois  !  Madame  Langlois  !  Ve- 
nez vite  !  Venez  vite,  vite,  vite  ! 

Madame  Langlois  arrive  : 

—  Mon  Dieu  !  Qu'y  a-t-il  ? 

Elle  voit  la  brodeuse  et  s'exclame  : 

—  Elle  n'est  pas  morte  ! 
Puis  elle  ajoute  : 

—  Y  a-t-il  du  vinaigre  ici? 

Elle  redresse  l'anémique,  lui  frappe  dans  la 
paume  des  mains,  lui  jette  des  gouttes  d'eau 
au  visage  ;  puis  elle  frotte  les  tempes  de  là 
malade  avec  du  vinaigre. 

Madame  Pers  se  ranime,  ouvre  les  yeux.  La 
voisine  lui  dit,  pour  rire  : 


l'aumône  qui  blesse  197 

—  Eh  bien  !  Ne  nous  gênons  plus  !  C'est 
pour  vous  coucher  dessus  que  vous  brodez  de 
si  belle  fleurs  ? 

La  brodeuse  répond,  d'un  air  un  peu  égaré  : 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  Pourvu  que  je  n'aie  pas 
fait  de  tache  ! 

—  Non!  Non!  Soyez  rassurée...  Venez  un 
peu  plus  loin!...  Là!...  Et  vous  voici  remise 
encore  une  fois  !  Je  vous  l'avais  bien  dit  qu'il 
valait  mieux  écouter  le  médecin  !  Huit  jours  à 
rhopital,  c'est  vite  passé  ! 

Pour  décider  sa  voisine,  Madame  Langlois 
ajouta  : 

—  Je  me  charge  du  petit.  Vous  pouvez  être 
tranquille.  J'en  aurai  soin.  Et  vous  savez  !  Un 
service  en  vaut  un  autre  !  Si  j'étais  malade,  je 
ne  me  gênerais  pas  pour  vous  laisser  Lisette  ! 

Madame  Pers  murmura  : 

—  Merci  !  Merci  !  Vous  êtes  bien  bonne  ! 
Elle   pleurait.  Pour  excuser  sa  faiblesse,  elle 

avoua  : 

—  Voyez-vous,  ce  qui  me  fait  de  la  peine, 
c'est  de  ne  pouvoir  broder  ça  ! 

Son  doigt  fatidique  se  posa  sur  le  coussin 
juste  à  l'endroit  où,  fétiche,  le  trèfle  à  quatre 
feuilles  était  tracé  en  bleu. 


198  LE    CŒUR     DES    PAUVRES 

Elle  ajouta,  les  yeux  au  ciel  : 

—  C'est  de  mauvais  augure  !  Vous  verrez  ! 
Ça  me  portera  malheur  ! 

Madame  Langlois  s'efforça  de  rire  : 

—  Allons  !  Allons  !  Habillez-vous  !  Je  vais 
vous  conduire!...  Dans  huit  jours  vous  revien- 
drez broder  votre  trèfle  à  quatre  feuilles  !  Et  il 
sera  aussi  sorcier  qu'aujourd'hui  ! 

Madame  Pers  se  sentait  très  faible,  à  bout  de 
forces.  Elle  se  rendit  compte  qu'elle  ne  pouvait 
pas  lutter  plus  longtemps  dans  sa  petite  cham- 
bre contre  la  maladie. 

—  Je  ne  puis  résister,  déclara-t-elle.  Pauvre 
Loulou  !  Vous  êtes  bonne  ! 

—  Mais  vous  reviendrez  dans  huit  jours  ! 

—  Oui,  je  reviendrai  dans  huit  jours. 

—  Allons  ! 

Madame  Pers  se  leva,  embrassa  Loulou  bien 
fort,  bien  fort,  essuya  une  larme  : 

—  Loulou,  dit-elle,  sois  bien  sage  ?  Tâche  de 
te  rendre  utile  !  Pense  que  tu  serais  à  la  rue, 
si  Madame  Langlois  n'avait  pas  la  bonté  de  te 
garder  ! 

Le  petit  avait  l'âge  de  raison:  cela  se  voyait 
à  son  sourire  où  il  manquait  deux  dents  et  à 
Tair  grave  qu'il  prit  pour  répondre  : 


l'aumône  qui  blesse  199 

—  Sois  tranquille,  maman  ! 

La  complaisante  voisine,  après  avoir  jeté  un 
manteau  sur  les  épaules  de  la  malade,  l'aida  à 
descendre  l'escalier  :  la  pauvre  Madame  Pers 
ne  devait  plus  le  remonter. 

Madame  Langlois  faisait  des  cottes  de  toile 
bleue.  Tous  les  lundis,  elle  revenait  chargée 
d'un  paquet  énorme  et  très  lourd  :  de  l'ouvrage 
pour  toute  la  semaine  ! 

Sa  machine  à  coudre,  du  matin  au  soir,  ron- 
flait comme  un  orgue.  Chaque  fois  que  l'ouvriè- 
re avait  posé  le  dernier  bouton  à  la  culotte,  elle 
s'exclamait  : 

—  Encore  sept  sous  de  gagnés  ! 

Elle  répétait  cette  phrase  cinq  ou  six  fois  par 
jour.  Grâce  à  la  somme  ainsi  amassée,  elle  pou- 
vait vivre,  elle  et  sa  petite  Lisette.  Loulou 
même,  qui  lui  était  resté  après  le  décès  de  sa 
mère,  put  manger  à  ce  râtelier. 

D'ailleurs  Loulou,  était-ce  une  charge  ?  Par 
les- petits  services  qu'il  rendait  dans  le  ménage, 
il  gagnait  à  peu  près  ce  qu'il  coûtait. 

Résigné,  il  demandait  parfois  : 

—  Maman  va-t-elle  bientôt  revenir  ? 

—  Oui,  mon  petit!  répondait  Madame  Langlois. 


200  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Enfin  elle  avoua  la  fin  de  la  brodeuse,  et  le 
fils  pleura  longtemps. 

Grâce  à  Loulou,  Lisette,  qui  jusqu'à  l'arri- 
vée de  ce  grand  frère  était  chétive  faute  de 
promenades,  devint  superbe.  Ses  joues  se  firent 
roses  et  une  vie  nouvelle  s'alluma  au  fond  de 
son  œil. 

N'ayant  plus  de  soucis  au  sujet  de  sa  petite, 
souvent  Madame  Langlois  chantait,  en  s'accom- 
pagnant  du  tic  tac  de  sa  machine. 

—  Madame  Langlois  est  gaie  comme  une 
jeune  fille  depuis  qu'elle  a  deux  enfants,  dit 
une  locataire.  Le  fait  est  qu'elle  est  bien  tom- 
bée !  Une  vraie  fille,  ce  petit,  pour  la  douceur! 

—  Ce  pauvre  Loulou  !  Une  bonne  à  tout 
faire  !  insinua  une  jalouse  qui  regrettait  de  ne 
pas  s'être  donné  le  luxe  avantageux  de  proté- 
ger l'orphelin. 

Elle  ajouta  : 

—  Madame  Langlois  n'a  plus  rien  à  faire  !  11 
allume  même  le  feu  ! 

—  Faut  bien  pourtant  qu'elle  fasse  une  coite 
de  plus  pour  le  nourrir  !  répliqua  la  première 
voisine,  qui  voulait  remettre  les  choses  à  leur 
point. 

Mais  une  porte,  en  grinçant,  s'ouvrit  au-des- 


l'aumône  qui  blesse  201 


sus  des  deux  commères  :  elles  disparurent 
chacune  chez  elle,  comme  des  souris  dans  leurs 
trous. 

Et  Loulou  apparut,  flanqué  de  Lisette  :  ils 
partaient  en  promenade. 

Quel  beau  jeudi  !  Il  est  huit  heures  à  peine  ! 
On  a  bien  le  temps  d'aller  jusqu'au  parc  Mon- 
ceau :  Madame  Langlois  Ta  permis! 

Déjà  dans  l'escalier  les  enfants  font  des  pro- 
jets, qui  s'égrènent  de  marche  en  marche. 

—  Lisette,  elle  ira  voir  les  canards  ?  dit  la 
petite  fille. 

—  Oui,  répond  Loulou,  mais  faudra  pas  aller  au 
bord  de  l'eau  pour  te  noyer  ! 

—  Non,  Lisette,  elle  touchera  pas  à  l'eau  ! 
Lisette ,  elle  attrappera  un  canard  par  la 
queue. 

—  Ah  !  mais  non  !  Parce  que  le  canard  en- 
traînerait Lisette  au  fond  de  l'eau  ! 

—  Et  puis  alors  ? 

—  Ta  maman,  elle  pleurerait  ! 

—  Et  puis  Loulou,  y  gronderait  Lisette  ? 

—  Mais  non,  puisque  tu  serais  morte  ! 
Enfin,  les  voilà  dans   la  rue  !    La  voisine    en- 
vieuse ouvre  sa   porte  pour   les  voir  partir.  La 


202  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

portière  les  suit  des  yeux,  tout  en  secouant  son 
paillasson. 

Et  la  voisine  dit  à  la  concierge  : 

—  Vous  direz  tout  ce  que  vous  voudrez, 
Madame  Manie,  c'est  jamais  une  mère  qui  aurait 
laissé  aller  son  garçon  avec  des  trous  à  sa 
culotte  ! 

—  Ma  foi,  réplique  la  portière,  ça  ne  l'em- 
pêche pas  de  bien  pousser  !  Et  puis  c'est-y  pas 
tout  ce  qu'il  faut  pour  se  rouler  dans  la  pous- 
sière ?  Quand  il  va  à  l'école,  c'est  le  plus  pro- 
pre du  quartier  ! 

Mais  les  marmots  s'éloignent.  Ah  !  Ils  vont 
traverser  une  rue.  Grosse  affaire  ! 

Lisette,  effrayée  par  les  voitures,  se  plante 
devant  le  gamin  : 

—  A  bras  !  A  bras  ! 

—  Allons,  dit  Loulou,  attrappe-moi  par  le 
cou  !  N'aie  pas  peur  ! 

Et  le  voici  courant  sur  la  chaussée  en  por- 
tant Lisette.  Pas  d'anicroche  !  Il  aborde  au 
trottoir!  Lisette  rit  de  tout  son  petit  cœur, 
heureuse  d'avoir  été  secouée  comme  un  paquet! 

Ils  prennent  une  belle  rue,  bordée  de  chaque 
côté  par  des  maisons  bourgeoises  :  les  volets 
sont    encore    fermés    à    cette  heure    matinale. 


l'aumône  oui  blesse  203 


Aussi  les   bambins  jouent  et  s'amusent  comme 
chez  eux,  libres,  gais,  oiseaux  ivres  d'air. 

Lisette  avise  une  borne,  dans  un  coin  de 
porte,  et  va  s'y  asseoir.  Elle  dit,  prenant  la  pose 
d'une  dame  sur  son  coussin  : 

—  Lisette  est  fatiguée  ! 

De  ses  menottes  elle  lisse  sa  robe  sur  ses 
genoux.  Loulou  tout  droit  devant  elle  l'admire 
et  lui  dit  : 

—  Repose-toi  ! 

Mais  ce  n'est  pas  assez  pour  Lisette  : 

—  Oui,  dit-elle,  mais  chante  moi  «  une  belle 


air  » 


—  Laquelle  veux-tu  ? 

C'est  la  mère  Michel  qui  a  perdu  son  chat  ! 

—  Non,  non,  pas  ça  ! 

—  Alors  : 

Il  était  un  petit  navire  ? 

Lisette  interrompt  et  bégaye  : 

—  Non,  je  veux  : 

Fermez  les  yeux,  mes  chers  petits  ! 

—  Fallait  donc  le  dire  !  s'écrie  Loulou.  «  Les 
enfants  d'Alsace  !  » 

12 


204  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

C'était  la  chanson  favorite  de  Madame  Lan- 
glois,  la  berceuse  de  Lisette. 

Loulou  l'entonne  aussi  fort  qu'il  peut  sur 
l'air  traînard  et  sentimental  que  prend  sa  mère 
adoptive.  Son  ton  est  un  peu  geignard,  il  met 
des  trémolos  dans  sa  voix. 

Entraînée  par  cette  marche,  Lisette  se  lève, 
se  remet  en  route,  fière  de  donner  la  main  à 
un  aussi  beau  chanteur. 

Soudain  un  volet  s'ouvre,  une  tête  se  montre, 
se  tourne  vers  les  petits  qui  s'approchent,  puis 
disparaît. 

Maintenant  au  lieu  de  la  tête,  c'est  une  main 
qui  sort:  elle  lance  au  chanteur 'une  pièce  de 
dix  centimes  en  plein  visage  ! 

Loulou  porte  la  main  à  son  front  :  il  saigne  ! 
Alors  il  se  baisse  pour  reconnaître  le  projec- 
tile: envoyant  les  deux  sous,  le  gamin  devient 
plus  rouge  que  le  sang  qui  le  barbouille.  Fu- 
rieux, il  lâche  Lisette  qui  tombe,  il  court  vers 
la  fenêtre  et  de  toutes  ses  forces  jette  la  pièce 
de  cuivre  dans  le  carreau,  qui  vole  en  éclals. 

Aussitôt  la  charitable  dame  sort,  poursuit 
Loulou  en  criant  : 

—  Petit  voleur  !  Petit  voleur  ! 


l'auimone  qui  blesse  205 

Un  agent  passait  :  il  saisit  Loulou  par  l'oreille 
et  l'entraîna.  Le  pauvre  enfant  sanglotait  et 
répétait  : 

—  Je  ne  suis  pas  un  mendiant  !  Je  ne  suis 
pas  un  mendiant  ! 

Lisette  suivait,  de  toute  la  vitesse  de  ses 
jambes. 

—  N'emmenez  pas  la  petite,  dit  une  fruitière 
à  l'agent.  C'est  pas  sa  faute  si  sa  mère  a  adopté 
un  vaurien  !  Je  vais  lui  reconduire  sa  fille  ! 

Loulou  fut  donc  mené  au  poste  tout  seul. 

La  charitable  dame  ne  tarda  pas  à  y  paraître  : 
elle  lit  sa  déposition  au  commissaire  de  police. 
Ce  fonctionnaire  Fécouta  avec  gravité  et  la  féli- 
cita : 

—  A  l'avenir,  dit-il  toutefois,  n'ayez  plus  la 
charité  si  facile  !  Ah  !  Si  vous  connaissiez  comme 
moi  tous  les  tours  de  cette  engeance  !  Ne  soyez 
plus  aussi  compatissante  envers  les  malheureux  ! 
Nous  sommes  là  !  Et  d'ailleurs,  c'est  presque 
toujours  de  leur  faute,  s'ils  tombent  dans  la 
misère  ! 

La  dame  se  rengorgea.  Mon  Dieu  !  Elle  le 
savait  bien  ! 

—  Aussi  n'est-ce    pas  dans  ce  monde-ci   que 


206  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

j'attends  ma  récompense,  dit-elle.  Et  puis, 
c'est  plus  fort  que  moi  !  Je  ne  peux  voir 
souffrir  un  chien,  à  plus  forte  raison  un  en- 
fant ! 

Loulou  ne  dit  plus  rien  pour  se  défendre. 
Il  pleurait  :  et  vraiment  il  avait  sinistre  mine 
avec  ses  balafres  de  sang  où  se  mêlait  la  pous- 
sière de  ses  mains,  délayée  par  les  larmes.  Un 
morceau  de  sa  manche  était  resté  aux  ongles  de 
la  bonne  dame,  sa  culotte  avait  un  trou.  Ma- 
dame Pers  ne  l'eut  point  reconnu  ! 

Le  commissaire  interrogea  l'enfant  : 

—  C'est  ta  mère  qui  t'envoie  mendier,  petit 
chenapan  ? 

—  Maman  est  morte  ! 

—  Il  l'aura  fait  mourir  de  chagrin  !  déclara  la 
plaignante  en  se  retirant. 

Madame  Langlois  arriva  bientôt  réclamer 
«  son  garçon  ».  Elle  fut  très  mal  reçue  :  c'était 
pour  inspirer  la  pitié  qu'elle  envoyait  des 
enfants  en  loques  chanter  dans  la  rue  ! 

—  Mais,  monsieur  le  commissaire,  s'ils  chan- 
taient, c'est  qu'ils  étaient  contents  ! 

—  Combien  gagnez-vous  par  jour  ? 

—  Jusqu'à  deux  francs  ! 

—  Ce  n'est  pas  trop  pour  vous  nourrir,  vous 


l'aumône  qui   blesse  207 


et  votre  fille  !  L'assistance  se  chargera  du  petit 
bandit  ! 

—  Loulou  un  bandit  !  Je  voudrais  bien  savoir 
qui  a  dit  cela  ? 

—  C'est  moi,  répondit  le  commissaire. 

—  Eh  bien  !  Vous  en  avez  menti  !  s'écria  la 
brave  femme  indignée.  Informez-vous  dans  la 
maison,  à  l'école  !  Il  n'y  a  pas  de  meilleur  en- 
fant ! 

—  Je  pourrais  vous  envoyer  en  prison  pour 
m'avoir  donné  un  pareil  démenti  ! 

—  Faites  pas  attention,  Monsieur,  dit  la  pau- 
vre ouvrière  en  tremblant,  c'est  la  première  fois 
que  je  parle  à  un  commissaire  ! 

—  Tâchez  que  ce  soit  la  dernière  !  Retournez 
chez  vous  !  Et  si  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous 
retire  votre  fille,  faites  qu'on  ne  la  reprenne 
jamais  en  flagrant  délit  de  mendicité  ! 

La  veuve  Langlois  s'en  alla  pleurant.  Mais  la 
société  était  vengée  en  la  personne  de  la  chari- 
table dame  ! 


12* 


L'HÉRITAGE  DE  LA  MÈRE  LABOUVOLLE 


A  mes  petits  amis  Ferdinand,  Andrée 
et  Gabriel  Fontainas. 


L'Héritage  de  la  Mère  Labouvolle. 


Le  brave  et  doux  père  Joseph  était  menuisier. 
Il  se  levait  chaque  jour  avant  l'aurore,  dont  la 
lumière,  pendant  .l'été,  éclairait  ses  pas  sonores 
par  les  rues  endormies  :  il  les  traversait  gai- 
ment  pour  gagner  l'atelier  où  l'attendaient,  sur 
l'établi  de  chêne,  son  rabot  au  cœur  d'acier 
et  sa  scie  aux  dents  avides  de  mordre  la  belle 
planche  d'érable  déjà  serrée  dans  l'étau. 

D'ordinaire  le  père  Joseph  prenait  mille  pré- 
cautions quand  il  se  levait,  pour  ne  point 
réveiller  les  enfants  dormant  encore  autour 
de  lui  :  il  savait  que  si  les  grands  ont  droit 
à  la  vie  dure,  les  petits  pour  devenir  grands 
ont  besoin    de    la    chaleur  caressante    du   nid, 


214  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

que  ce  nid  soit  de  plumes  comme  celui  des 
oiseaux,  de  duvet  comme  celui  des  princes,  de, 
balle  d'avoine  ou  de  fougère  comme  celui  des 
paysans. 

Le  nid  où  reposaient  les  enfants  du  père 
Joseph  était  de  simples  copeaux,  mais  de 
copeaux  aussi  dorés  que  les  boucles  des  anges. 
De  plus,  étant  de  sapin,  ces  copeaux  sentaient 
la  résine  :  ce  qui  suscite  de  beaux  rêves  aux 
petits  qui  dorment  leur  premier  dodo,  et  aussi 
aux  vieux  qui  font  leur  dernier  somme  :  car  on 
a  choisi  le  sapin  parfumé  pour  construire  le 
coffre  du  grand  voyage  qui  conduit  aux  pays 
bienheureux. 

Mais  ce  matin-là  (le  huitième  jour  d'octobre,  et 
le  ciel  pleurait,  de  pitié  sans  doute,  car  c'était 
chez  les  pauvres  le  jour  du  terme  !)  le  pèlj 
Joseph  ordonna  à  son  monde  de  sortir  du  lit 
alors  que  le  premier  rayon  du  soleil  n'avait  pas 
encore  essayé  de  percer  les  nuages  au-dessuar 
de  Paris. 

—  Allons  !  Hop,  les  petiots  !  Il  faut  déim- 
nager ! 

Et  le  père  Joseph  se  hausse  sur  la  pointe  des 
pieds  pour  regarder,  à  travers  les  carreaux  de 
la  fenêtre  dont  il  essuie  la  buée  d'un   revers  de 


l'hÉRITACE    DE    LA    MÈRE    LA.UOUV0LLE  215 


main,  la  voiture  à  bras,  «  qui  sera  bien  petite 
pour  contenir  tout  le  butin  !  » 

Il  habite  un  sous-sol,  le  pauvre  menuisier  : 
pour  arriver  à  son  taudis  le  jour  passe  sous 
le  perron  de  la  maison,  où,  plus  heureux  que 
les  locataires  déshérités  de  la  cave,  des  volu- 
bilis grimpant  le  long  des  barreaux  boivent  à 
plein  calice  la  lumière. 

Ah  !  le  sort  de  ces  fleurs  n'est  pas  celui  des 
enfants  du  père  Joseph  :  ceux-ci  n'ont  du  jardinet 
que  l'humidité  :  elle  coule,  rosée  malfaisante,  le 
le  long  des  quatre  murs  nus. 

Et  c'est  elle  qui  chasse  le  père  Joseph  ! 

Il  a  pensé  que  pour  travailler  —  et  il  travaille 
pour  six  !  —  il  ne  faut  pas  être  perclus.  Déjà 
l'hiver  dernier,  il  a  senti  son  bras  lourd  à  l'ou- 
vrage :  il  a  raboté  plus  vite,  cloué  plus  fort,  et 
le  mal  a  cédé  :  mais  il  ne  veut  plus  courir  ces 
chances  !  Aussi  a-t-ii  trouvé  un  autre  g-îte,  et  il 
se  réjouit  d'y  entrer. 

—  Allons  vite  !  la  femme,  les  petits,  levez- 
vous  ! 

Et  c'est  par  la  chambre  le  trottinement  de 
pieds  nus,  un  va-et-vient  de  petites  palettes 
blanches  sur  des  chairs  roses  et  potelées.  Quel- 
ques menottes   frottent  des  yeux   mal    éveillés, 

13 


216  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


pendant  que  la  grande  Toinette,  la  vieille  !  — 
elle  a  dix  ans  !  —  transporte  déjà  dans  la  voi- 
ture un  paquet  de  hardes  et  une  chaise  dont 
elle  s'est  coiffée.  Toto  (huit  ans  !)  tient  avec  de 
grandes  précautions  une  cage  où  sautille  un 
serin  affolé.  Loulou  suit,  portant  fièrement  un 
vase  de  nuit. 

Pendant  que  le  père  et  la  mère,  sur  la  voiture, 
équilibrent  le  buffet  le  long  de  leur  bois  de  lit, 
arrivent  ainsi  d'innombrables  «  baluchons 
noués  aux  quatre  coins.  Chaque  enfant  en  amè- 
ne :  c'est  incalculable  ce  que  les  pauvres  gens 
ont  de  paquets  :  toute  leur  misère  y  tient  ! 

—  Ah  !  la  voiture  est  pleine,  dit  le  pèr< 
Joseph. 

Aux  brancards  la  mère  enfile  par  l'anse  I; 
marmite  à  ventre  noir,  le  seau,  le  panier  ;  enfn 
elle  y  attache  le  balai  chauve. 

Toto,  qui  sait  lire,  épèle  à  haute  voix  :  l- 
lo,  c-a  ca,  t-i  ti,  o-n  on,  d-e  de,  v-o-i  voi,  t-i 
tu,  r-e-s  res,  a  b-r-a-s  bras.  C'est  marque  ej 
lettres  blanches  sur  une  planche  rouge  au? 
parois  de  la  petite  voiture  verte.  Et  il  va  même 
0  fr.  20  c.  L'HEURE. 

Alors  le  père  Joseph  passe  à  son  cou  la  bri- 
cole de  cuir  et  l'on  se  met    en    route,    laissant 


l'héritage  de  la  mère  labouvolle  21' 


au  logis  vide  les  copeaux  et  les  puces.  Toinette 
qui  porte  le  bouquet  de  mariage  de  ses  parents 
suit  la  mère  :  toutes  deux  jettent  un  regard  de 
regret  à  la  maison  fleurie  de  volubilis.  Elle 
avait  l'air  cossu  et  gai  !  Mais  les  enfants  pas 
plus  que  les  oiseaux  ne  peuvent  vivre  dans  les 
caves  ! 

A  peine  sortie,  la  petite  caravane  en  croise 
une  autre. 

—  Les  nouveaux  locataires  ! 

—  C'est  libre  !  crie  le  père  Joseph. 

—  Merci,  l'ancien. 

Curieusement  on  se  regarde,  puis  l'on  passe. 

Et  la  famille  va,  à  travers  les  rues,  qui  se  ré- 
veillent et  s'animent  :  les  premiers  fiacres  sor- 
tent, avec  des  cochers  proprement  brossés,  les 
fruitières  ouvrent  leurs  boutiques,  alignent  des 
journaux  fraîchement  plies  —  édition  du  ma- 
tin !  —  au-dessus  des  carottes  et  des  salades  ; 
la  voile  rouge  d'un  teinturier  volète  au  coin 
d'un  carrefour,  des  volets  claquent,  et  les 
Auvergnats  se  mettent  en  route,  déjà  noirs  de 
charbon,  avec  leur  marchandise. 

Maintenant  tous  sarc-boutent  à  la  voiture.  Le 
père  Joseph  a  fort  à  faire  :  la  rue  monte  !  Et 
il  penche  le  front  vers  les  pavés.   Mais   enfin, 


218  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


dans  une  voie  latérale  au  chemin  de  fer,  qui 
siffle  et  ronfle  au  fond  de  ses  tunnels,  il  s'aré 
rête  devant  une  petite  maison  à  façade  décré- 
pite. 

—  C'est  ici,  dit-il. 

—  Ah  !  s'écrie  Toinette  regardant  la  nouvelle 
habitation,  elle  n'est  pas  aussi  belle  que  l'autre! 

Au  rez-de-chaussée  une  blanchisseuse  repasse 
du  linge,  compliquant  les  plis  avec  art.  Elle 
sort  à  demi  le  corps  par  la  fenêtre,  qu'elle  tient 
toujours  ouverte  à  cause  de  la  chaleur,  et  elle 
crie  à  ses  futurs  voisins,  arrêtés  autour  de  leiu 
maigre  bagage  : 

—  Eh  mais  !  vous  savez,  vous  ne  pouvez  |»a> 
emménager,  la  mère  Labouvolle  n'est  pas 
encore  enterrée  !  C'est  avant-hier  seulement 
quelle  tomba  malade  en  criant  :  la  noix  verte  ! 
par  un  temps  à  ne  pas  mettre  un  chien  dehors. 
Elle  s'est  mise  à  tousser,  la  pauvre  vieille, 
<[ue  c'était  pitié  de  l'entendre  !  Quand  elh 
est  rentrée  avec  sa  marchandise,  elle  ne  pou- 
\iil  plus  se  traîner.  C'est  moi  qui  l'ai  aidée  à 
remonter  ses  paniers  et  à  se  mettre  au  lit.  Maij 
elle  avait  le  coup  de  la  mort:  elle  a  passé.  Oi 
allait  vous  prévenir,  mais  vous  ries  trop  niali- 
neux  ! 


l'héritage  de  la  mère  labouvolle  219 

D'étonnement  le  père  Joseph  lâcha  les  bran- 
cards et  la  voiture  tomba  à  cul  :  il  y  eut  un  bruit 
de  pots  cassés,  la  marmite  et  le  seau  s'entre-' 
choquèrent. 

—  Où  aller  !  s'écria  le  père  Joseph. 

—  Retournez  chez  vous,  répondit  la  blan- 
chisseuse en  approchant  un  fer  de  sa  joue  pour 
voir  s'il  n'était  point  trop  brûlant. 

—  La  place  est  déjà  prise,  dit  Joseph  atterré. 

—  Dame  !  fit  la  blanchisseuse. 

Alors  Madame  Joseph  se  mit  à  pleurer. 

—  Que  devenir  ?  Où  coucher  ? 

Toinette  comprenant  la  détresse  se  mit  à 
sangloter  :  ses  larmes  arrosaient  les  fleurs  de 
cire  du  bouquet  de  mariage.  Et  les  petits  versè- 
rent des  larmes  pour  faire  comme  tout  le  monde. 

—  Tonnerre  !  dit  le  père  Joseph. 

Mais  une  grosse  commère  s'était  approchée  ; 
apitoyée  elle  regarda  la  marmaille  : 

—  Les  pauvrets  !  Les  pauvrets  !  murmura-l- 
elle,  en  hochant  sa  tête  où  paradait  un  bonnet 
clair  qu'elle  venait  de  prendre  chez  la  blanchis- 
seuse. 

Alors  elle  s'informa.  Et  instruite  de  ce  qui  se 
passait,  elle  dit  d'une  voix  calme  à  la  mère  dou- 
loureuse : 


220 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Ecoutez,  madame,  la  maison  n'est  pas 
grande  chez  nous  :  juste  une  chambre  pour  moi 
et  mon  mari,  qui  est  charretier,  et  la  cuisine  où 
couche  mon  fils  Adjutor,  charretier  comme  son 
père.  Tout  de  même,  si  vous  voulez  entrer, 
vous  serez  mieux  ici  que  dehors  pour  passer  la 
journée.  Quant  à  la  nuit,  nous  aviserons  à  ne 
pas  vous  laisser  coucher  à  la  belle  étoile. 

—  Vous  êtes  bien  bonne,  madame,  dit  le  père 
Joseph. 

—  Pour  la  mangeaille,  reprit  la  commère 
après  avoir  réfléchi,  je  pourrai  bien  ajouter  un 
peu  d'eau  et  un  grain  de  sel  à  la  soupe  :  il  y  en 
aura  pour  tout  le  inonde!  Mais  comme  lit,  je  ne 
peux  vous  offrir  que  des  bottes  de  paille  dans 
l'écurie  !  Les  chevaux  ne  sont  pas  méchants. 
Et  puis  une  nuit,  c'est  vite  fini  ! 

A  ces  mots  les  pleurs  cessèrent.  Des  regards 
brillant  d'espérance  percèrent  même  les  tignas- 
ses dorées,  comme  des  bluets  dans  les  blés 
mûrs  : 

—  Papa  !  Papa  !  Dis  oui  !  On  va  coucher  avec 
les  chevaux  ! 

—  Moi,  je  monterai  dessus,  cria  Toto. 

—  Moi,  je  toucherai  sa  queue  sans  qu'il  me 
voie,  reprit  Lulu. 


l'héritage  de  la  mère  labouvolle  221 

—  Je  pourrai  le  caresser  tout  doucement  ? 
demanda  Toinette  soudain  consolée. 

Lili  se  cramponna  à  sa  sœur  pour  bien  mon- 
trer qu'elle  voulait  être  de  la  partie. 

l'n  bon  sourire  de  reconnaissance  éclaira  le 
visage  du  père  Joseph  :  il  accepta. 

Comme  la  pluie  commençait  à  tomber  à  nou- 
veau (elle  avait  interrompu  sa  chute,  Dieu  merci  ! 
lors  du  départ  de  la  famille),  la  petite  voiture 
fut  abritée  sous  un  hangar,  près  d'un  vieux 
tombereau  effondré.  Aussitôt,  réunissant  deux 
chaînes  qui  pendaient  le  long  des  brancards, 
Toto  en  fit  une  balançoire  :  cela  fît  trouver  le 
mauvais  temps  plus  court. 

La  grosse  commère,  qui  s'appelait  Madame 
Paisier,  offrit  une  tartine  pour  les  enfants.  Ils 
refusèrent  bien  poliment  (on  ne  voulait  pas  abu- 
ser!). Alors  elle  retourna  à  son  travail  le  cœur 
content  d'avoir  bien  commencé  la  journée.  Son 
bonhomme  grognerait  peut-être  un  [peu,  mais 
il  n'était  pas  plus  méchant  qu'elle  au  fond  ! 
Adjutor  serait  heureux,  lui,  de  se  trouver  des 
camarades  :  le  jeune  charretier  n'avait  pas  cessé 
d'èlre  enfant:  le  dimanche,  il  se  reposait  du 
métier  d'homme  en  jouant  à  la  toupie. 

Le  père  Joseph,  après  avoir  encore  remercié, 


LE    CŒUR     DES    PAUVRES 


regagna  aussi   son  ouvrage;  joyeux  d'être  tiré 
d'embarras,  il  trouva  son  bois  plus  brillant  que 
d'habitude  et  se  prit  à  chanter  en  maniant  le  rabot. 
Seuls  avec  la  mère,  les  enfants  se  dirent  : 

—  Si  Ton  s'amusait  ? 

D'ailleurs,  pourquoi  garder  rancune  au  ciel  qui 
souriait  maintenant?  Et  jusqu'au  soir  avaient-ils 
d'autre  toit  que  ce  firmament,  devenu  si  bleu? 

—  Si  l'on  allait  manger  sur  l'herbe  au  bois 
de  Boulogne  ?  proposa  la  mère. 

Comme  des  pantins,  les  enfants  se  mirent  à 
danser  en  battant  des  mains. 

—  Oh  !  oui  ! 

—  Quel  bonheur  ! 

—  Verra-t-on  des  moutons  avec  un  berger? 
demanda  Lili. 

—  C'est  un  vrai  bois  avec  des  loups  ?  dit 
Toto. 

Toinette  y  était  allée  un  jour,  en  compagnie 
de  son  père.  Elle  expliqua  que  c'était  un  bois 
où  il  n'y  avait  que  des  belles  dames  avec 
«  plein  de  fleurs  »  sur  leurs  chapeaux  et 
des  robes  à  dentelles;  et  aussi  de  superbes 
voitures,  qui  brillaient  aussi  fort  qu'un  miroir, 
des  caniches  avec  des  rubans  noués  à  leurs 
«  cheveux  »  et  des  bracelets  à  leurs  pattes! 


l'héritage  de  la  mère  labouvolle  223 


—  Allons  vite  voir  les  chiens  !  pleura  Loulou 
en  tirant  sa  mère  par  la  jupe. 

On  partit,  emportant  un  panier  vide.  Chez  un 
boulanger,  il  fut  empli  à  demi  de  pain  chaud 
qui  sentait  la  brioche.  Un  peu  plus  loin,  un 
charcutier  vendit  à  Toinette,  «  qui  faisait  les 
commissions  comme  une  grande  »,  des  sau- 
cisses dorées  de  chapelure. 

La  petite  troupe  suivit  une  belle  et  large 
avenue  :  il  y  avait  à  l'un  de  ses  bouts  un 
immense  tombeau  avec  des  statues  et  de  colos- 
sales portes  sans  battants  : 

—  L'Arc  de  Triomphe  !  dit  Toinette. 

Sur  l'allée  passaient  des  équipages  qui  éton- 
naient les  enfants  par  leur  allure  arrogante  et 
riche  ;  puis  c'était  des  messieurs  à  cheval, 
quelques-uns  en  soldat,  avec  des  pantalons 
rouges  et  de  l'or  à  leur  képi  : 

—  Des  chefs,  expliqua  Toinette. 

On  arriva  au  Bois.  La  verdure,  bronzée  par 
l'automne,  était  transpercée  par  les  petites  ba- 
guettes du  soleil  :  la  pluie  qui  avait  mouillé  les 
arbres  scintillait  encore  aux  feuilles. 

Déjà  régnait  une  jolie  animation,  plus  fami- 
lière, plus  cordiale  que  celle  de  L'après-midi, 
qui  est  de  pose  et  d'apparat. 

13* 


224  LE    CŒUH    DES    PAUVRES 

Par  ine  élégante  allée,  des  bambins  sous  la 
garde  d'une  nourrice  à  rubans,  organisaient  un 
jeu  de  cache-cache.  Les  pauvrets  les  regardè- 
rent un  instant  avec  admiration.  Comme  une 
volée  d'oiseaux,  les  joueurs  quittèrent  tout  à 
coup  leur  cachette  ;  une  grande  s'empêtra  dans 
Lili  qui  tramait  Toinette  :  la  «  demoiselle  »  fut 
«  prise  ».  Alors,  furieuse,  elle  cria  : 

—  Voulez-vous  vous  sauver,  petits  men- 
diants ! 

Honteux,  les  petits  se  glissèrent  dans  le  pre- 
mier buisson4  venu.  Les  ronces,  surprises  par 
cette  invasion  subite,  se  défendirent  et  griffèrent 
les  intrus;  puis  les  voyant  à  peine  couverts, 
elles  eurent  pitié  de  leur  détresse,  firent  patte 
de  velours  et  offrirent  leurs  fruits  sauvages,  de 
belles  mûres  au  sang  noir. 

Malgré  cet  âpre  régal,  la  faim  sonna  bientôt 
aux  creux  de  tous  les  petils  estomacs  vides. 

—  Maman,  nous  avons  faim  ! 

—  Donne  les  saucisses,  dis  ? 

Il  était  dix  heures.  La  mère  s'assit  sur  un 
arbre  abattu,  les  enfants  s'installèrent  à  l'en- 
tour.  Elle  tenait  sur  ses  genoux  le  panier:  lous 
les  yeux  étaient  fixés  sur  ce  tabernacle  de  vie, 
où  le  bon  pain  remplaçait  le  bon  Dieu. 


L  HERITAGE    DE    LA    MERE    L-VIÎOEYOLLE  22-> 

Les  deux  anses  retombèrent  mollement  et  la 
main  sèche  de  la  mère  eut  une  douceur  infinie 
quand  elle  souleva  le  couvercle  mystérieux. 
Puis  la  distribution  se  fit  et,  sous  les  branches, 
les  miches  et  les  saucisses  furent  dévorées  à 
belles  et  mignonnes  quenottes.  En  regardant 
les  petits  qui  mangeaient,  les  pinsons  se  turent, 
envieux  de  la  joie  de  cette  famille  sans  ailes. 
Après  son  départ,  ils  becquetèrent  les  miettes 
tombées  dans  l'herbe  et  chantèrent  doucement 
les  louanges  du  pain  blanc. 

Au  cours  de  l'après-midi,  les  enfants,  très 
heureux  de  se  trouver  en  plein  air,  dans  la 
senteur  pénétrante  des  sous-bois,  jouèrent  «  à 
chat  perché  »,  aux  «  quatre  coins  »,  puis  à  la 
marelle,  ce  qui  les  fit  sauter  à  cloche-pied 
derrière  des  pierres  plates.  Dans  une  clairière 
ils  grimpèrent  aux  arbres  cherchant  d'introu- 
vables écureuils.  Enfin  ils  firent  des  parties  de 
«  champ-champ  Larinette  »,  et  ce  fut  Toinette 
qui  la  première  s'avança  en  chantant  : 

Je  suis  dans  ton  champ,  Larinette, 

Jusqu'à  demain  midi, 

Mon  ami. 

Au   retour,    la   route  fut   longue  :    toutes  les 


226  Llî    CŒl'l!    DES    PAUVRES 

petites  tètes  blondes  sous  le  soleil  étaient 
maintenant  brunies  par  l'ombre.  Et  puis  la 
faim,  qui  va  et  vient,  rentrait  en  son  logis: 
pourtant  ce  soir  il  n'y  avait  ni  feu  ni  cheminée 
pour  faire  de  la  bonne  soupe  ! 

La  mère,  suivie  des  enfants,  frappa  timide- 
ment à  la  porte  de  Madame  Paisier.  Ils  perçu- 
rent à  l'intérieur  le  son  des  cuillers  dans  les 
assiettes  pleines  :  un  clapotis  de  rames  en 
pleine  eau.  Toinette,  qui  avait  l'oreille  fine, 
entendit  bien  qu'on  avalait  bruyamment. 

—  Entrez  !  dit  une  voix  rauque,  qui  les  fit 
tous  reculer. 

Les  petits  pensèrent  : 

—  C'est  peut-être  un  ogre,  et  papa  n'est 
pas  là  ! 

La  mère  fut  si  troublée  qu'elle  tourna  la  clef 
à  rebours,  emmêla  la  serrure.  De  l'intérieur  on 
essaya  d'ouvrir.  En  vain  !  La  grosse  voix  gronda  : 

—  Nous  voilà  enfermés  ! 

Madame  Joseph  entendit  même  un  gros  juron 
qui  la  terrifia,  car  elle  était  assez  bigote  ;  tous 
les  petits  se  sauvèrent,  telle  une  compagnie  de 
moineaux  qui  reçoit  des  pierres.  Au  même  ins- 
tant une  fenêtre  s'ouvrit  et  un  grand  garçon 
sauta  dans  la  rue.  11  dit  : 


I.  HKRlTAOfc    DE    LA    JIKRE    LABOUVOLLE 


—  C'est  trop  dur  pour  vous,  Madame  ! 

Afin  de  rassurer  la  pauvre  femme  qui  s'excu- 
sait de  sa  maladresse  : 

—  La  serrure  est  rouillée,  ajouta-t-il,  il  faut 
savoir  la  manœuvrer  !  Ça  me  connaît  ! 

Il  n'eût  pas  plutôt  mis  la  main  sur  la  clef  que 
la  porte  s'ouvrit. 

Les  enfants  attirés  par  la  lumière  arrivèrent 
tous  et  entrèrent  en  faisant  cortège  à  leur 
mère. 

Le  vieux  charretier  Paisier  était  assis  devant 
la  table,  à  la  lueur  d'une  lampe,  à  côté  de  sa 
femme.  Il  fit  un  léger  salut,  puis  il  prit  le  plus 
petit  des  marmots,  le  posa  sur  ses  genoux,  et, 
riant,  lui  fourra  sa  cuiller  pleine  entre  les  lèvres. 

—  C'est  bon  !  dit  le  gamin. 

Puis  il  ouvrit  toute  grande  la  bouche. 

—  Dirait-on  pas  un  pierrot  qui  demande  la 
becquée  ?  s'exclama  le  charretier,  plus  fier  que 
s'il  avait  dompté  un  cheval  rétif. 

La  mère  Joseph  s'excusait  encore  auprès  du 
fils  Paisier,  Adjutor,  le  jeune  homme  qui  avait 
ouvert  la  porte,  et  elle  faisait  des  politesses  à 
la  grosse  dame  : 

—  Vraiment,  vous  êtes  trop  bonne,  et  comme 
on  vous  dérange  ! 


228  LE    CŒUR     DES    PAUVRES 

—  Mais  non  !  mais  non  !  c'est  de  tout  cœur  ! 
Dans   les   assiettes  creuses  en  faïence  brune, 

l'excellente  hôtesse  versait  une  soupe  aux 
choux  fumante.  De  crainte  de  se  brûler  la 
langue,  chacun  s'étant  installé  souffla  trois  fois 
dans  sa  cuiller  avant  d'en  avaler  le  contenu. 

On  se  familiarisa  bientôt.  La  gailé  réarnait. 
Paisier  raconta  une  belle  histoire,  où  il  y  avait 
des  singes  qui  volaient  ses  bonnets  de  coton  à 
un  colporteur  endormi  dans  une  forêt  vierge  : 
les  sapajous  avaient  mis  les  bonnets  sur  leur 
tète,  comme  le  négociant  ambulant. 

—  Et  l'homme  les  a  repris?  demanda  Lili. 

—  Oui,  dit  Paisier,  les  singes  imitent  toujours 
les  gens.  A  son  réveil  le  marchand  a  glissé  son 
bonnet  de  nuit  dans  sa  sacoche,  il  s'est  éloigné 
un  instant,  et  tous  les  singes  ont  replié  le  leur 
et  l'ont  replacé  là  où  ils  l'avaient  dérobé. 

Paisier  avait  à  peine  terminé  l'historiette  que 
le  père  Joseph  arriva  :  il  fut  surpris  de  voir 
sa  famille  attablée  : 

—  Vous  n'êtes  pas  gênés,  dit-il. 

Il  déposa  sur  le  plancher  son  sac,  qu'il  por- 
tail sur  l'épaule.  Puis  il  l'ouvrit  en  disant  : 

—  J'avais  le  diner  ! 

Et  il  exhiba  une  demi-tête  de  porc  qu'il  plaça 


l'héritage  de  la  mèiïe  labouvolle  229 


au  milieu  de  la  table,  sur  le  beau  papier  qui 
l'avait  enveloppée  et  où  tremblaient  des  bribes 
de  gelée  transparente. 

La  maîtresse  du  logis  lui  avant  indiqué  une 
place  près  d'elle,  le  père  Joseph  ne  se  fît  pas 
prier  et  tout  le  monde  déclara  n'avoir  de  long- 
temps aussi  bien  soupe. 

Lorsqu'on  eut  partagé  plusieurs  pommes  que 
Madame  Paisier  avait  été  prendre  dans  son 
armoire  au  dernier  moment,  Adjutor  sortit  de 
sa  poche  un  vieux  bouton  dos  percé  de  cinq 
trous  ;  puis,  tirant  une  lame  de  son  couteau,  il 
tailla  en  pointe  le  bout  d'une  allumette  et  l'en- 
fonça dans  le  trou  du  milieu  :  une  «  pirouette  » 
était  construite  !  Il  la  lança  sur  la  table  où  elle 
tourna  éperdue  et  bourdonna  comme  une 
abeille.  Emerveillés,  les  petits  arrachèrent 
immédiatement  des  boutons  à  leur  culotte  et 
les  donnèrent  à  Adjutor  pour  qu'il  fit  d'autres 
toupies.  Il  ne  suffisait  pas  à  les  jeter  sur  la 
piste  :  elles  tournaient,  s'entrechoquaient,  gri- 
sées par  les  cris  et  les  rires  des  enfants.  Il  y 
eut  des  chutes  et  des  bousculades,  qui  furent 
applaudies  autant  que  des  combats  de  clowns 
au  cirque. 

Le  jeu   durerait   encore,    si    le   père    Joseph, 


230  LE    CŒIII    DES    PAUVRES 


qui  savait  que  la  nuit  est  brève  aux  travailleurs 
réveillés  par  l'aurore,  n'eût  déclaré  : 

—  Il  est  l'heure  de  se  coucher  ! 

—  Avec  les  chevaux  !  avec  les  chevaux  ! 
criaient  les  enfants  enchantés  comme  à  la  nuit 
de  Noël. 

Tous  suivirent  M.  Paisier  :  il  portait  une 
vieille  lanterne  :  par  un  verre  brisé  le  vent 
fait  danser  la  lumière  et  fumer  la  mèche.  Le 
bonhomme  déverrouilla  la  porte,  les  rayons 
entrèrent  avec  lui  dans  l'écurie  et  en  firent  une 
sorte  de  nef,  dorée  à  terre  par  la  paille  des 
litières,  aux  murs  par  celle  des  râteliers. 

—  Oh  !  les  chevaux  !  cria  le  charretier. 
Trois  hennissements  de  plaisir  l'accueillirent 

et  aussitôt  il  se  sentit  saisi  par  son  vêtement 
de  toile  :  c'était  les  petits  :  impatients  de  voir 
et  peureux,  pour  approcher  des  bètes  ils  se 
mettaient  sous  la  protection  du  maître. 

—  N'ayez  pas  peur!  dit  Paisier.  Ils  n'écrase* 
raient  pas  une  souris.  Ici,  toi,  Toto,  viens  ! 

Toto,  approcha. 

—  Arrière,  Julie,  reprit  Paisier,  en  donnant 
une  lourde  claque  sur  la  croupe  blanche  d'une 
bète,  qui  s'était  retournée  et  regardai!  d'un 
grand  œil   étonné  ses  visiteurs  nocturnes. 


l'héritage  de  la  mère  lahouvolll  231 


Docile,  elle  bougea  un  peu,  remit  le  nez  au 
râtelier  et  ne  parut  pas  s'apercevoir  que  le 
charretier  venait  de  lui  camper  un  gamin  à  cali- 
fourchon sur  le  dos. 

—  Je  veux  monter  sur  le  gros  noir  !  criait 
Loulou  en  s'accrochant  à  Adjutor. 

Celui-ci  l'enleva  comme  une  plume  ;  puis,  dune 
main  le  tenant  en  selle,  de  l'autre  il  mit  Lili  en 
croupe  à  côté  de  Loulou  :  l'énorme  timonier  ne 
fit  pas  plus  attention  à  cette  charge  inattendue 
qu'à  deux  mouches  posées  sur  son  poil. 

Ces  ascensions  finies,  M.  Paisier  dit  : 

—  Je  vais  laisser  la  lanterne  comme  veil- 
leuse. 

Il  la  fixa  à  un  grand  clou  qui  sortait  du  mur. 
Puis  il  ajouta  : 

—  Maintenant  arrangez-vous  et  attention  à  la 
marmaille  !  Parce  que  les  bêtes,  c'est  toujours 
des  bêtes  !  Couchez  les  petits  dans  ce  coin-là, 
et  vous,  Joseph,  mettez-vous  auprès  de  Julie, 
c'est  le  meilleur  ! 

Et  il  dit  en  manière  de  plaisanterie  : 

—  A  moins  qu'il  ne  se  vautre  sur  vous,  vous 
serez  encore  vivant  demain  matin.  Bonsoir  ! 

Il  s'esquiva,  mais  au  moment  de  fermer  la 
porte  : 


232 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Prenez  les  couvertures,  si  vous  n'avez  pas 
le  nez  trop  délicat,  dit-il. 

Une  heure  après  tout  le  monde  dormait  sur 
la  paille  brillante  et  fine  que  Madame  Paisier 
avait  préparée  avec  soin.  Seul,  le  père  de  fa- 
mille luttait  contre  le  sommeil.  De  temps  en 
temps,  lorsqu'un  coup  de  sabot  de  la  jument 
résonnait  sur  les  gros  pavés  inégaux,  sa  voix 
criait  dans  le  silence  : 

—  Julie  !  si  tu  bouges  ! 

Cela  dura  jusqu'à  ce  que  le  coq  chanta:  alors 
la  more  s'éveilla  et  l'homme  prit  un  léger  repos. 

Vers  cinq  heures  Paisier  et  son  fils  vinrent 
soigner  les  chevaux. 

—  Avez-vous  bien  dormi,  au  moins  ? 
Ces    paroles   sortirent   avec  peine   du   gosier 

rugueux  du  charretier.  On  eût  dit  le  grognement 
d'un  ours  :  c'était  la  voix  de  la  bonté. 

—  Les  petits  n'ont  fait  qu'un  somme,  répondit 
le  menuisier.  Je  crois  bien  que  l'étable  de 
Nazareth  n'a  pas  été  plus  douce  au  petit  Jésus 
et  à  sa  Mère.  Quant  à  moi,  je  suis  saint  Joseph 
lui-môme.  Ah  !  je  n'oublierai  jamais  cette  nuit- 
là!  D'autant  plus  que  la  prochaine  nous  la  fera 
regretter  davantage.  Entre  nous,  j'aime  mieux 
sentir  le  fumier  que  l'odeur  des  morts. 


l'hérita<;e  de  la  mère  labouvolle  233 


—  C'est  plus  sain,  dit  judicieusement  le  char- 
retier. Moi  qui  vous  parle,  avant  de  me  marier, 
je  n'avais  jamais  couché  dans  un  lit  et  je  ne 
m'en  portais  pas  plus  mal  !  Si  vous  m'en  croyez, 
pour  laisser  à  votre  logement  le  temps  de 
prendre  l'air,  vous  dormirez  encore  ici  ce  soir. 
Ça  ne  vous  coûtera  pas  plus  cher. 

Pour  tout  remerciement  le  père  Joseph  lui 
serra  fortement  la  main  :  cotait  convenu  ! 

Durant  ce  colloque  Adjutor  étrillait  les  che- 
vaux et  ceux-ci,  pour  ne  point  rester  à  rien 
faire,  mangèrent  goulûment  leur  avoine  :  cela 
faisait  le  bruit  d'un  moulin  qui  tourne,  engouffre 
et  broie  le  grain.  Les  enfants  furent  éveillés. 
Tous  s'assirent  sur  leur  litière  ;  les  yeux  écar- 
quillés  dans  un  demi-jour,  dans  un  demi-rêve, 
il  regardèrent  Adjutor  passer  à  la  blanche  Julie 
un  énorme  collier  recouvert  d'une  peau  de 
mouton  bleue.  Puis,  prenant  la  queue  de  la 
bête  docile,  l'homme  la  passa  dans  la  crou- 
pière. Juste  à  ce  moment  éclatèrent  des  rires 
frais  et  purs  comme  le  cristal,  car  des  crottins 
roulèrent  sur  la  paille,  ainsi  que  des  œufs  d'or  : 
il  en  tombait  encore  et  toujours  :  Toto  qui 
s'était  levé  en  compta  douze  ! 

Puis  on  redevint  grave  lorsque  Adjutor,  après 


234 


LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


avoir  mis  la  têtière  à  la  jument,  glissa  le  mors 
brillant  entre  les  grandes  dents  jaunes  de 
l'animal.  Les  enfants  tinrent  le  fils  du  charre- 
tier pour  un  invincible  dompteur.  Toto  passa 
sa  culotte,  noua  ses  souliers  et  ne  quitta  plus 
Adjutor  qu'au  moment  où,  en  tête  de  ses  lourds 
chevaux,  colossalement  grandi  par  le  prestige 
de  son  fouet  qui  cinglait  l'air  et  par  l'ample 
collet  de  sa  limousine  aux  rayures  multicolores, 
le  garçon  s'en  alla  s'écriant  : 

—  Hue! 
Petit    à    petit,    Toto   le   regarda   disparaître, 

effacé  par  les  brumes  matinales,  qui  ne  laissè- 
rent plus  voir  que  les  grandes  roues  du  chariot. 
Un  peu  plus  tard,  les  enfants  qui  jouaient  sur 
le  pauvre  seuil  de  Madame  Paisier  entrèrent  en 
se  bousculant  : 

—  Les  croque-morts  !  Voilà  les  croque-morts  ! 
C'était  pour  Madame  Labouvolle  ! 
La   mère  Joseph  sortit  pour   s'informer.    On 

allait  partir  tout  de  suite  au  cimetière.  Une 
vieille  boiteuse,  la  sœur  de  la  morte,  ajouta  : 

—  On    n'attend  plus   personne.    Elle   n'avait 
que  moi. 

Et  toute  seule    la   pauvre  se    mit  derrière  le 
corbillard.  Elle  pleurait,  pleurait. 


l'héritage   oe   la   mère  I.ABOUVOLLE  23;'» 


—  Nous  suivrons  aussi,  dit  Madame  Joseph 
apitoyée  par  la  vivante  plutôt  que  par  la  morte, 
qui  n'avait  plus  besoin  de  personne  en  ce  monde. 

L'excellente  femme  courut  au  hangar,  prit 
dans  la  petite  voiture  à  bras  un  paquet  d'où 
elle  tira  des  casquettes  aplaties,  des  chapeaux 
informes  ;  elle  en  mit  un  sur  sa  tête  et  distribua 
les  autres  aux  enfants,  qui  s'en  coiffèrent  comi- 
quement. 

Puis  tous,  ils  rejoignirent  le  cortège  ;  il 
s'était  augmenté  de  la  blanchisseuse:  son  bonnet 
blanc  chantait  faux  dans  cette  harmonie  grise 
de  la  misère. 

On  marcha  longtemps,  longtemps.  Toto  s'a- 
musait à  regarder  les  hommes  qui  se  décou- 
vraient à  l'approche  du  corps.  Pauvre  mère 
Labouvolle  !  Bien  sur  que  de  toute  sa  vie  elle 
n'était  jamais  allée  autant  en  voiture!  Car  le 
cimetière  se  trouvait  loin  ! 

La  claudication  delà  vieille  pleureuse  s'accé- 
lérait tellement  qu'on  eût  dit,  derrière  le  cor- 
billard, une  cloche  affolée  sonnant  un  glas. 

Mais  les  choses  tristes  ont  une  fin. 

Au  retour  on  ne  pensait  plus  qu'à  la  vie  !  Et 
malgré  une  certaine  fatigue  on  marcha  plus 
allègrement. 


236  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Les  gens  ne  nous  saluent  plus,  fit  observer 
Toto. 

Une  marchande  de  pommes  de  terre  frites 
était  embusquée  au  coin  dune  rue  :  la  graisse 
sentait  bon.  La  boiteuse  s'approcha  de  la  petite 
boutique,  tira  de  sa  poche  une  poignée  de  sous 
et  les  donna  à  la  marchande  :  alors  celle-ci  par 
six  fois  plongea  son  écumoire  dans  la  friture 
crépitante  pour  emplir  les  jolis  cornets  de 
papier  jaune  en  forme  de  petits  bateaux.  Au  fur 
et  à  mesure  qu'ils  étaient  enfaîtés  de  pommes 
croustillantes,  la  femme  les  salait  prestement  et 
les  déposait  dans  les  menottes  qui  se  tendaient  ! 

Le  repas  eut  lieu  sur  un  banc,  près  d'un 
petit  marronnier  du  boulevard,  qui  roussissait 
déjà  et  semait  ses  feuilles.  Quelles  délices  !  Car 
le  repos  fut  autant  goûté  que  les  fritures  !  Et  les 
enfants  donnèrent  chacun  une  de  leurs  pommes 
àun  toutou  maigre,  qui  passait  et  ne  voulut  plus 
quitter  la  compagnie. 

Quand  il  fallut  repartir,  la  sœur  de  la  mère 
Labouvolle,  qui  prétendait  faire  grandement  les 
choses,  héla  l'omnibus.  Tout  le  monde  grimpa 
sur  l'impériale,  même  la  boiteuse  qui,  en  branle 
de  marche  en  marche,  eut  l'air  dune  vieille 
cloche  regagnant   son   clocher. 


l'héritage  de  la  mère  larouvolle  237 

Quel  consolant  voyage  !  La  misère  des  pau- 
vrets dominait  la  ibule,  qui  vue  de  haut  prête 
plus  à  rire  qu'à  pleurer.  Ils  regardaient  les 
vitrines  et  surtout  celles  où  s'étageaient  des 
jouets   ou   des   pâtisseries. 

On  arriva  enfin  à  la  maison  d'où  le  cortège 
était  parti. 

Le  soleil  pénétrait  à  pleins  raj&ns  dans  le 
taudis  de  la  morte  quand  la  petite  famille  y 
entra  sur  les  pas  de  la  boiteuse. 

—  Pauvre  héritage  !  Pauvre  héritage  !  geignait 

la  vieille  en  regardant  le  grabat,  la  table  aussi  ball- 
es o  ' 

cale  qu'elle-même,  les  chaises  défoncées  et  quel- 
ques misérables  bardes  accrochées  à  des  clous. 
Des  tas  couverts  de  toiles  d'araignées  gisaient 
au-dessous  d'une  ancienne  horloge  au  cadran 
peint  qui  tictaquait  encore  gaiment  le  long  du 
mur  où  pendaient  ses  poids  d'airain. 

—  Elle  marche  bien,  dit  la  vieille.  Je  vous  la 
laisse  en  reconnaissance  du  délai  que  vous  avez 
accordé  à  ma  pauvre  sœur  pour  son  dernier 
déménagement.  Gardez  aussi  ces  trois  paniers 
de  noix  :  les  enfants  ont  de  meilleures  dents  que 
moi  :  et  comme  je  vous  donne  le  meilleur,  il  est 
juste  que  vous  acceptiez  le  plus  mauvais.  Le 
chiffonnier  prendra  le  reste. 


238  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 

Elle  jeta  encore  un  regard  circulaire  par  la 
chambre. 

Puis  elle  embrassa  les  enfants. 

—  Adieu,  dit-elle.  Et  si  vous  trouvez  son 
boursieaut,  c'est  Dieu  qui  vous  le  donne! 

Quand  le  père  Joseph  rentra  au  soir,  il  vit  la 
maison  en  ordre.  Son  lit  brillait  sous  l'horloge 
inconnue  qui  gardait  le  mystère  des  heures  fu- 
tures. Sur  le  buffet  luisait  une  vaisselle  de 
faïence  où  des  fleurs  rouges  et  jaunes  s'épa- 
nouissaient. C'était  les  assiettes  de  la  mère 
Labouvolle,  retrouvées  en  un  coin  et  dont  les 
ornements  apparaissaient  au  jour  après  avoir 
dormi  dix  ans  sous  la  poussière. 

lu  écu  d'or  tout  neuf  qu'on  découvrit  au 
fond  d'un  bas  fit  connaître  aux  enfants  Napo- 
léon Ie'  :  il  scintillait  au  milieu  de  beaucoup  de 
sous  noirs.  Ceux-ci,  Toinette  les  compta  :  il  y 
en  avait  cent  vingt. 

Quant  aux  noix,  on  renonça  à  en  connaître  le 
nombre  :  tout  l'hiver  on  en  mangea,  toute  la  vie 
on  en  parla. 


WAUDRU-LA-VIEILLE-AU-PRÉ 

A  ma  petite  amie  Lugette  Delattïe. 


14 


*-a\ 


Waudru-la-Vieille-au-Pré. 


Dans  la  maison  en  planches  qu'abrite  un  tilleul 
vert,  au  milieu  du  pré  qu'arrose  le  ruisseau, 
vécut  Waudru-la- Vieille  :  cent  ans,  et  un  peu 
plus. 

Une  vache  à  garder  tout  le  jour,  et  son  rouet 
au  soir  :  c'était  sa  vie.  Mais  elle  n'eût  point 
changé  son  très  pauvre  domaine  pour  l'Espagne 
avec  ses  beaux  châteaux. 

Au  printemps,  chaque  année,  la  vache  don- 
nait un  veau  :  il  gambadait  parmi  la  rosée  verte, 
tettait  sa  mère  rousse  sous  un  vieux  pommier 
noir. 

Mais  des  qu'il  était  grand,  la  vieille  le  menait 
au  boucher  du  village  :  un  homme  roux  qui 
riait  et  mettait  à  YVaudru  dans  le  creux  de  sa 
main  un  écu. 

Elle  disait  : 

14' 


244  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Merci!  merci!  Monsieur!  vous  êtes  bien  civil! 
Elle  souriait  au  bel  éclat  de  For  qui  éclairait 

ses  jeux  aux  paupières  fripées. 

Le  veau  beuglait  très  fort  quand  le  boucher, 
de  sa  main  rouge  et  lourde,  passait  une  corde 
à  son  cou. 

On  s'exclamait  en  le  voyant  : 

—  Pauvre  petit  !  pauvre  petit  !  Tu  n'iras  plus 
au  pis  poser  ton  mufle  ! 

De  sorte  que  la  vieille,  très  poliment  et  pour 
garder  la  clientèle,  souriait  encore  au  boucher 
de  sa  bouche  sans  dents,  mais  elle  s'attendris- 
sait en  regardant  le  veau  qui  s'en  allait  meu- 
glant avec  une  main  rouge  marquée  sur  son 
dos  blanc!  Elle  pleurait:  les  reflets  de  l'écu 
tombaient  avec  les  larmes,  et  les  yeux  de 
Waudru  devenaient  bientôt  rouges  comme  la 
marque  de  sang  au  dos  du  pauvre  veau. 

La  vache  aussi  semblait  mélancolique,  et 
pour  la  consoler,  Waudru  tous  les  matins  la 
conduisait  dans  le  verger:  elle  y  mangeait  à 
l'ombre  bleue  des  haies  le  coucou,  les  margue- 
rites innocentes  et  les  bleuets,  ces  prunelles  des 
prés.  Le  soleil  sur  le  pelage  de  la  bête  semait 
des  gouttes  de  lumière  :  cela  faisait  une  selle 
d'or  qui  remuait. 


WAUDRU-LA-VIEILLE-AU-PRÉ  245 

Puis  doucement  en  un  pot  de  grès  jaune  la 
vieille  trayait  la  vache:  et  le  lait  bouillonnait, 
qui  sent  si  bon  la  vie  !  Waudru  le  portait 
chaud,  comme  du  beau  sang  blanc,  dans  la 
ville  au  beffroi  de  pierre.  Elle  frappait  aux 
portes  :  les  servantes  venaient,  une  écuelle  à  la 
main  : 

—  Bonjour  Waudru  !  L'aurore  a  été  belle  ? 

—  Oui,  très  belle,  ma  fille,  et  plus  jeune  que 
moi  ! 

On  lui  donnait  de  très  bonnes  paroles  et  des 
sous  bronzés. 

Elle  rentrait  à  l'huis  avec  poche  sonnant  ainsi 
que  cloche  au  ciel. 

—  Sonnez  les  sous,  leur  disait-elle,  sonnez, 
tant  que  ma  jambe  est  encore  alerte  !  11  faut 
bien  vivre,  et  puis  mourir! 

Telle  allait  Waudru. 

Elle  étageait  les  années  grises  comme  les 
pierres  d'une  tour,  mais  elle  dit  un  matin  : 

—  Voici  le  temps  venu  de  penser  à  la  mort  ! 

Avec  son  plus  bel  écu  d'or  elle  s'en  alla  chez 
son  voisin,  qui  cultivait  un  champ  de  lin. 
Elle  dit,  à  sa  femme  et  à  lui  : 


246  LE    CŒUR    DES    PAUVRES 


—  Bonjour,  voisine  !  Bonjour,  voisin  !  Voulez- 
vous  me  vendre  du  lin  ? 

Mais  riiomme  répondit  : 

—  Bonne  ancêtre,  le  lin  veille  encore  !  Tous 
ses  yeux  bleus  sont  grands  ouverts.  Il  a  tou- 
jours sa  robe  verte,  mais  il  tremble  déjà  au 
vent.  Encore  huit  jours,  nous  irons  le  cueillir, 
alors,  ma  centenaire,  tu  le  pourras  rouir. 

La  vieille  répartit  : 

—  Oui  certes,  doucement  je  le  coucherai  dans 
le  ruisseau.  J'irai  le  voir  matin  et  soir  :  la  lune 
le  gardera  de  nuit  ! 

Et  songeant  à  la  mort  et  aux  choses  qui  pas- 
sent, elle  s'en  fut  bavardant  pour  elle  seule  : 

—  Ma  quenouille  pousse  au  coudrier  vert. 
Mon  rouet  s'ennuie  auprès  de  mon  foyer.  Nous 
sommes  à  la  mi-août,  les  noisettes  ont  le  fond 
roux.  Au  chaume  les  perdrix  glanent.  Pauvre 
chaume!  Pauvres  perdrix!  Encore  dix  jours  ! 
Puis  viendra  le  cruel  chasseur,  aussi  viendra  le 
laboureur,  charrue  devant  et  vent  derrière  : 
Hue  die!  hue  dia  !  Sous  le  soleil  deux  larges 
croupes  toutes  pareilles  tireront  ferme,  tire  ion  l 
droit.  Et  s'enterra  le  chaume  :  il  fut  paille  d'ôf 
où  foisonnaient  les  épis  mûrs,  il  fut  blé  vert  où 
se  cachaient   le   nid   de  la    fauve  alouette   cl  le 


WAUDRU-LA.-VJEILLE-ÀU-PRE  -+' 

sommeil  des  vagabonds  qui  n'ont  pour  tout  lit 
que  les  champs  ! 

Et  puis  Waudru  songeait  encore  au  lin  qui 
servirait  à  faire  son  linceul.  —  Jadis  voyant 
entre  son  fichu  rouge  sa  chemise  de  chanvre, 
au  fil  rude  et  mal  tissée,  voyant  son  jupon  troué, 
son  prétendant,  un  garçon  de  la  ville,  sans  vou- 
loir rien  connaître  de  son  cœur  pur  comme  buis 
bénit,  s'en  était  allé  par  la  route  aux  deux 
rangées  d'ormes.  Et  il  n'était  point  revenu. 

Elle  était  restée  avec  sa  tendresse  comme 
avec  des  fleurs  qu'elle  ne  pouvait  donner. 

Alors  elle  avait  aimé  Dieu,  son  ciel,  sa  terre 
et  ses  étoiles.  Elle  espérait  au  paradis  se  cou- 
cher dans  le  beau  grand  lit  où  le  créateur  se 
repose.  —  Quatre  splendides  chérubins,  fins 
comme  la  dentelle,  agiteraient  leurs  ailes,  à  la 
voir  drapée  dans  le  beau  lin  blanc  ! 

Une  voix  lui  disait  : 

—  Puisque  Dieu  a  bien  cent  mille  ans  et  que 
sa  barbe  est  toute  pâle,  il  fera  fête  au  beau 
printemps  de  la  fillette  de  cent  ans,  si  sa  che- 
mise est  fine  et  douce. 


FIN. 


TABLE 


PRÉFACE     9 

LES  PETITS  MÉTIERS  DE  ZÉLIE 15 

LA  SOUVERAINE  MISERE 55 

COLOMBE,  LA  PETITE  SERVANTE 67 

LE  TAMBOUR  DES  CORNEILLES 121 

LE  SAVETIER  ET  LE  MAÇON 137 

LA  FIN  DU  PÈRE  LASACOCHE 167 

L'AUMÔNE  QUI  BLESSE 189 

l'héritage  de  la  mère  labouvole 2<>U 

WAUDRU-LA-VIEILLL-Al  -PRÉ 239 


Chartres.  —  Imp.  Garnier,  15,  rue  du  Grand-Cerf. 


MERCVRE    DE    FRANCE 

15,  RVE  DE  L'ÉCHAVDÉ.  —  PARIS 

paraît  tous  les  mois  en  livraisons  de  300  pages,  et  forme  dans 

l'année  4  volumes  in-8,  avec  tables. 

Rédacteur  en  chef  :    Alfred  Vallette 


Littérature,   Poésie,  Théâtre,   Musique,  Peinture 

Sculpture,  Philosophie,  Histoire,  Sociologie,  Sciences, 

Voyages,  Bibliophilie,  Sciences  occultes, 

Critique,  Littérature  étrangère,  Portraits,  Dessins 

et  Vignettes  originaux,  Revue  du  mois  internationale. 

REVUE  DU  MOIS 


Épilogues  (actualité)  .•  Remy  de  Gour- 

mont. 
Les  Poèmes  :   Pierre  Quillard. 
Les  Romans  :  Rachilde. 
Théâtre  (publié)  :   Louis  Dumur. 
Littérature  :  Henri  de  Régnier,  Remy 

de  Gourmont. 
Histoire  :   Marcel  Collière. 
Philosophie  :   Louis  "Weber. 
Psychologie  :   Gaston   Danville. 
Science  sociale  :  Henri  Mazel. 
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Charbonnel. 
Sciences  :  Albert  Prieur. 
Archéologie,  Voyages  :  Charles  Merki. 
Questions  coloniales  :  Cari  Siger. 
Romania  Folklore  :  T.  Drexelius. 
Bibliophilie.  Histoire  de  l' Art  :  R.  de 

Bury. 
Esotérisme    et    Spiritisme   :    Jacques 

Brieu. 
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Les  Revues  :  Charles-Henry  Hirsch. 
Les  Journaux  :  R  .  de   Bury. 
Les  Théâtres  :   A. -Ferdinand  Herold. 


Musique  :  Pierre  de  Bréville. 
Art  moderne  :  Emile  Verhaeren. 
An  ancien  :  Virgile  Josz. 
Publications  d'art  :  Y.  Rambosson. 
Le  Meuble  et  la  Maison  :  Les   XI IF. 
Chronique  du  Midi  :  Jean  Carrère. 
Chronique    de     Bruxelles    :    Georges 

Eekhoud. 
Lettres  allemandes  :  Henri   Albert. 
Lettres  anglaises  :  Henry-D.  Davray. 
Lettres  italiennes  :   Luciano  Zuccoli. 
Lettres  espagnoles  :   Rphrem   Vincent. 
Lettres  portugaises  :  Philéas  Lebesgue. 
Lettres   brésiliennes    :  Figueiredo   Pi- 

mentel. 
Lettres   russes  :   Adrien    Souberbielle. 
Lettres  polonaises  :    Jnn    l.orentowicz 
Lettres     néerlandaises     :      Alexandre 

Cohen. 
Lettres  Scandinaves  :  Peer  Rketrae. 
Lettres  hongroise1;  :   Zrinyi  Jânos. 
lettres  tchèques  :  Jean  Otokàr. 
I  ',n  iétés  :  X. 

Publications  récentes  :  Mercure. 
Echos  :  Mercure. 


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